2267- "Une France peureuse et fatiguée " ? 7 posts
«L’opposition à la réforme des retraites ou le reflet d’une France peureuse et fatiguée»
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par Pascal Bruckner, pour Le Figaro - 17 février 2023 .Republié par Jacques Antoine Louis Rossi
Pour l’écrivain, auteur du Sacre des pantoufles, l’opposition à la réforme des retraites montre que le confinement est devenu la matrice de notre présent. Les Français sont, selon lui, plus moroses que révoltés. Il les invite à retrouver le goût de l’effort et la confiance en l’avenir malgré les crises.
«À la suite d’un mouvement social»… le voyageur qui entend cette information dans une gare ou une station de métro sait qu’il va rester à quai. Le mouvement de quelques-uns suppose l’immobilisme de tous. Ne bougez plus: voilà ce que nous dit l’air du temps. Abandonnez le global pour le local même si le local ressemble trop souvent à un bocal. N’est-ce pas le gourou Jean-Marc Jancovici qui préconise de réduire l’avion à quatre voyages par personne pour une vie entière? Pourquoi ce chiffre? Mystère. Le maître sait, à nous d’obéir. Le confinement est devenu insensiblement la matrice du présent: la tyrannie sanitaire a glissé vers la tyrannie sédentaire.
Dans un monde dangereux où règnent la guerre, les épidémies, le terrorisme, les catastrophes naturelles, quitter le nid est un acte d’un héroïsme fou. La jeunesse plan-plan, comme la qualifient les sociologues, est tétanisée par l’effroi. Dans la moindre élévation de température, elle lit les signes de la fin. Il faut rester chez soi dans le triangle d’or bouillotte, bouilloire, babouches. D’autant que le chez soi n’est plus la caverne ou le taudis insalubre des anciens: c’est un nid connecté qui grésille de toutes les nouvelles de l’extérieur.
À quoi bon sortir dans le monde puisque le monde vient à nous? Longues soirées séries, abandon des salles obscures encore trop éloignées, débauches de sollicitations à travers les écrans et les smartphones, croisement délicieux de l’Apocalypse et des tisanes. Et partout le triomphe des livraisons tant la flemme de sortir est puissante, tout peut nous être livré désormais, repas, courses, vêtements, livres, coachs et même, pour les cossards, partenaires sexuels qui viennent piquer votre léthargie d’une brève étreinte avant de bien refermer la porte en sortant.
L’homme diminué
Telle est notre scène universelle: le sofa ou le canapé, face à un écran, seul rempart contre l’abomination de l’histoire qui nous arrive filtrée par les images et qui renforce notre appétit domiciliaire. Chacun dans son pavillon, son appartement, son jardin, sa yourte, sa ZAD ou son bunker (le blockhaus se vend à la chaîne, paraît-il) s’ébroue par les yeux sans pouvoir bouger physiquement au-delà d’un périmètre assigné. Pour tous ceux qui prônent encore l’esprit d’exploration, le goût des autres et qui ne veulent pas se soumettre aux oukases des catastrophistes, c’est un malheur absolu, la pénitence du rabougrissement en guise d’expiation.
On se définit maintenant par soustraction - on souhaite moins consommer, moins dépenser, moins voyager - ou par opposition: on est contre. On est antivax, antiviande, antivoiture, anticorrida, antinucléaire, antichasse, anti-canon à neige. Il faut limiter nos possessions, nos ambitions, nos déplacements: l’homme de demain sera l’homme diminué, lequel ira de pair avec la réalité augmentée du virtuel. Exister sera se soustraire. Devenons des eaux dormantes que rien ne peut réveiller.
«Voici la retraite auréolée du prestige de la vraie vie : c’est elle qui commence après 60 ans comme si le reste n’avait été qu’une longue préhistoire de douleurs et de tourments.»
Sur cet état d’esprit frileux, la réforme des retraites tombe comme une douche glacée. Elle serait mieux passée si le président ne l’avait lui-même désavouée, il y a quatre ans, au profit de la retraite à points qui était aussi le choix de la CFDT et laisse une certaine autonomie aux salariés. D’autant que cette loi sera caduque dans quelques années. L’audace aurait été de passer de 62 à 67 comme nos voisins allemands, mais l’audace n’est plus une vertu française. Gains financiers minimes, dégâts politiques considérables.
Car en face, dans le camp du non, c’est le misérabilisme érigé en système, la France de 2023 repeinte aux couleurs de Germinal, le hold-up des vieux asservis au patronat. Ce projet réveille les pires réflexes d’une gauche en pleine débâcle. Les Français ont connu récemment deux blessures narcissiques: le Covid et la guerre en Ukraine. La première a prouvé les défaillances de notre système médical et le manque de médicaments essentiels, Doliprane et antibiotiques. La seconde a suscité chez un haut gradé cet aveu terrible: en cas de conflit à haute intensité, nos troupes ne tiendraient pas plus de trois jours.
Expérience et perspicacité
Enfin, nous avons été bercés par un mensonge: celui de l’argent gratuit, du quoiqu’il en coûte. Il a suscité chez les Français la certitude que l’argent se trouvait à volonté et que creuser un déficit n’avait pas plus de gravité que creuser des trous dans le sable. Voici la retraite auréolée du prestige de la vraie vie: c’est elle qui commence après 60 ans comme si le reste n’avait été qu’une longue préhistoire de douleurs et de tourments. On espère enfin accéder aux joies authentiques: grasse matinée, pêche à la ligne et dépression. Si la vraie vie ne commence pas dès l’enfance, comment pourrait-elle resurgir six décennies plus tard?
Blaise Pascal: «Ainsi nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.» Hormis pour les métiers pénibles, n’est-ce pas un contresens que de plonger toute une classe d’âge dans le seul loisir alors que l’expérience et la perspicacité avancent avec les années? On envoie au rebut des adultes parfaitement sains de corps et d’esprit qui dépérissent après quelques mois d’inertie et se sentent privés de levier pour agir sur le monde.
«C’est cela notre France contemporaine, servile et révoltée, indocile et obséquieuse, demandant tout au gouvernement qu’elle fustige en même temps, dans une relation adolescente de rébellion/soumission.»
Les Français, dit-on, n’aiment plus leur travail, ils veulent du sens. La requête est légitime et beaucoup de salariés se plaignent de n’être pas reconnus ou sous-payés. En matière de labeur, il n’est pas de blessure qu’une belle augmentation n’apaise. Dans toute profession il faut aussi un progrès, un avancement qui favorise le plaisir de la belle ouvrage. L’amour de son métier est de nos jours le luxe absolu. Mais toutes les tâches ne sont pas également exaltantes Qui va occuper les boulots ingrats dont nous ne voulons plus? La voirie, la plonge, le BTP: les immigrés bien sûr. Allez dans les cuisines de tous nos restaurants, vous ne croiserez que des Sri Lankais, des Philippins, des Pakistanais. Regardez qui vide vos poubelles, travaille sur nos chantiers. Comme dit le proverbe: tout le monde veut sauver la planète, mais personne ne veut aider maman à faire la vaisselle.
Existence sécurisée
La grève enfin: elle est notre sport national, notre fierté, notre made in France. À l’automne 2010 déjà des milliers de lycéens manifestaient pour leur retraite. Étrange inversion: avant même d’avoir commencé leur vie de travailleurs, ces adolescents aux tempes grises songeaient déjà à la clore. Le futur doit être écrit d’avance et l’existence sécurisée du début à la fin. Ces jeunes étaient à l’avant-garde du plus grand parti de France, le parti de la trouille. Notre passion pour la grève est moins un signe de vitalité démocratique que de routine, bel exemple d’une conquête devenue symptôme d’atonie. Chez nous le conservatisme parle le langage de la subversion: c’est en chantant l’Internationale qu’on défile pour le maintien du statu quo. Et plus l’espoir d’une Révolution s’estompe, plus l’ultra gauche sort l’artillerie lourde de l’anti-capitalisme.
C’est cela notre France contemporaine, servile et révoltée, indocile et obséquieuse, demandant tout au gouvernement qu’elle fustige en même temps, dans une relation adolescente de rébellion/soumission. En panne de destin, la France a peur et elle a peur de sa peur: elle ne s’aime plus assez, il faudrait la rassurer. La force d’un peuple réside dans la conviction de pouvoir forger son avenir et non le subir. Nous n’avons pas le choix: il faut retrouver la confiance ou périr. ·
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