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Portugal : quand des socialistes réforment les retraites

  • par Kévin Badeau, à Lisbonne pour Le Point - février 2023 Repunié par JALR
En 2007, José Sócrates a administré un traitement de choc aux retraites pour sauver les finances publiques. Histoire d’un succès.
 
L'heure du déjeuner approche. Les serveurs font déjà le pied de grue rua dos Correeiros, une ruelle pavée du vieux Lisbonne connue pour sa pléthore de restaurants attrape-touristes. On y sert les plats incontournables de la cuisine portugaise : bacalhaufrango assado et autre bitoque. C'est dans l'un de ces restaurants, la Marisqueira popular, que travaille Fernando Mota, 64 ans au compteur. On ne lui donnerait pas son âge, malgré l'usure physique d'une carrière longue que l'on devine à la légère courbure de son dos. Le serveur senior, qui a connu plusieurs boulots, travaille depuis l'âge de 16 ans. Prendre la quille ? Ce n'est pas encore au programme. «J'aurais bien voulu partir à la retraite, mais la décote était trop forte. Je continue donc encore un peu. Et puis, 64 ans est un âge encore acceptable pour travailler», glisse-t-il d'une voix tranquille.
Vu de France, ce discours a de quoi surprendre. Loin de la douceur hivernale lisboète, les esprits s'échauffent contre la réforme des retraites du gouvernement d'Élisabeth Borne, qui prévoit de reporter l'âge légal de départ de 62 à 64 ans. Sept Français sur dix y sont hostiles. La gauche radicale et les syndicats de salariés dénoncent un projet «métro-boulot-tombeau». Après les fortes mobilisations sociales de janvier et du 7 février, ils appellent de nouveau à la grève. À l'Assemblée nationale, près de 20.000 amendements ont été déposés, en majorité par les oppositions, pour tenter de faire capoter la réforme. Et pourtant, nombre d'économistes libéraux qualifient ce projet de «réformette», qu'il faudra retravailler en 2030 tant celui-ci ne résout pas l'équation économique.
Ailleurs en Europe, dans les pays qu'on désigne parfois de manière péjorative «Club Med», cela fait bien longtemps que les gouvernements ont pris des mesures d'âge. En Italie, le seuil est fixé à 67 ans depuis 2014. L'Espagne vise les 67 ans pour 2027. Quant aux Portugais disposant d'une carrière complète, ils doivent patienter jusqu'à 66 ans et 4 mois pour percevoir une pension à taux plein.
 
«Vous êtes en avance sur nous»
Les retraites portugaises, réformées entre 2006 et 2007, suscitent l'admiration chez certains politiciens français. Cristina Semblano, économiste portugaise ayant fait sa carrière en France à la Caixa geral de depósitos, une banque publique portugaise, se souvient d'un épisode au milieu des années 2000 : «Les yeux de Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, brillaient d'envie lorsque son homologue portugais, José Sócrates, lui exposait la manière dont il avait l'intention de réformer le Portugal, y compris le système de retraite. À la fin de ses explications, Jean-Pierre Raffarin a même déclaré : "Vous êtes en avance sur nous !"»
C'est peu de le dire ! Le socialiste José Sócrates, Premier ministre du Portugal, a administré un traitement de choc bien plus costaud que la réforme version Macron. «L'argument avancé pour justifier la réforme était que, selon les projections officielles, si rien n'était fait, le budget de la sécurité sociale deviendrait déficitaire en l'espace de dix ans sous l'effet du vieillissement démographique», écrit en 2013 Maria Clara Murteira, alors maîtresse de conférences à l'université de Coimbra, dans un article universitaire. Plus globalement, les caisses de l'État sont vides. Le déficit public atteint 5,7 % du PIB en 2003, 6,2 % en 2004 et 6,1 % en 2005. C'est deux fois plus que la limite autorisée par le pacte de stabilité !
 
Espérance de vie
Le Premier ministre portugais s'attaque aux retraites des fonctionnaires, un totem absolu en France. À partir de 2006, la gauche au pouvoir remonte progressivement l'âge de départ de 60 à 65 ans. Les agents publics, dépouillés de leur régime de luxe, sont ainsi logés à la même enseigne que le secteur privé. Soutenu par l'Assembleia da República (l'Assemblée nationale portugaise), José Sócrates change la formule de calcul des droits à pension. À partir de 2007, ces droits sont calculés sur la base des revenus d'activité perçus au cours de l'ensemble de la carrière. La formule est moins avantageuse car, depuis 1994, les droits étaient calculés sur les dix meilleures années parmi les quinze précédant le départ à la retraite.
Pierre angulaire de sa réforme, le chef du gouvernement portugais a également introduit un «facteur de durabilité», une méthode qui prend en compte l'espérance de vie pour fixer l'âge de départ à la retraite. Plus l'espérance de vie s'allonge, plus les Portugais partent tardivement. Et plus elle baisse, plus ils partent tôt. Le relèvement du seuil s'est fait de manière ultraprogressive pour atteindre 66,7 ans en 2022. Il vient d'être abaissé à 66,4 ans pour tenir compte du recul de l'espérance de vie provoqué par la pandémie de Covid-19.
 
Culture du compromis
Comme Jean-Pierre Raffarin avant lui, Michel Barnier, alors commissaire européen au Marché intérieur (2011-2014), regarde, à l'époque, le Portugal avec des yeux ronds. La réforme est (presque) passée comme une lettre à la poste ! «Est-ce que vous pouvez m'expliquer comment vous avez fait cette réforme sans avoir de grands mouvements sociaux ? Est-ce que vous pouvez venir en France pour nous aider à faire la réforme des pensions?», aurait-il dit à un ministre portugais, si l'on en croit l'eurodéputée socialiste portugaise Margarida Marques, interviewée par LCP le 21 janvier.
Il est vrai que la réforme Sócrates n'a pas déclenché de véritable révolte sociale au pays du fado. «Nous n'avons pas eu de manifestations, car ça a été un long processus de négociations avec les partenaires sociaux et on a réussi à trouver un système de mise en place progressif», poursuit Margarida Marques à l'antenne. Une culture du compromis qui fait tant défaut en France. Ces réformes successives, parfois qualifiées de «néolibérales», n'ont toutefois pas suscité l'adhésion de tous. La Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP) - la CGT portugaise - refuse d'ingurgiter la potion amère.
Son secrétaire général de l'époque, Manuel Carvalho da Silva, appelle à la grève générale en mai 2007. La mobilisation ne prend pas. Il espérait rassembler la rue contre le gouvernement qui - en plus ! - multiplie les mesures d'austérité : non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux, quasi-gel des salaires des agents publics, augmentation du taux normal de la TVA à 21 %.
 
Fossé culturel
Seize ans plus tard, l'ex-leader syndical portugais Manuel Carvalho da Silva est chercheur au centre d'études sociales de l'université de Coimbra. Rendez-vous est pris par visioconférence. Comment explique-t-il que le recul de l'âge n'ait pas donné lieu à des manifestations et à des grèves de la même ampleur qu'en France ? Peut-être parce que la réforme n'est pas perçue comme vraiment libérale. «Certains points de la réforme sont libéraux, mais elle n'a pas totalement déstructuré certains acquis, notamment l'indexation des pensions sur l'inflation et la croissance du PIB pour protéger le pouvoir d'achat», précise l'ex-secrétaire de la CGTP. Pas question, donc, d'oser le parallèle entre les syndicats portugais, qui ont peiné à mobiliser la rue, et les syndicats français. «Le projet français de 2023 et la réforme portugaise de 2007 sont trop différents pour être comparés. Et puis, nous avons des cultures différentes», évacue-t-il.
 
Plus que des «cultures différentes», il y a un profond fossé entre la France et le Portugal. Ce n'est pas Jean-Louis Chauvey qui dira le contraire. «Si je me mettais deux minutes dans la peau d'un Portugais, je prendrais les Français pour des feignants. C'est quoi, deux ans de plus, au regard de l'allongement de la vie ? On est vraiment les champions du monde des tire-au-flanc», se désole-t-il. Cet ancien pêcheur est installé au Portugal avec sa famille depuis 2017. Après sa retraite à 50 ans, à la faveur du régime spécial des marins, il a monté une boulangerie à Tavira (Algarve), dans le sud du Portugal. Il a aujourd'hui 56 ans et compte bien travailler encore plusieurs années. «Les Français veulent la meilleure Sécu, les meilleures retraites, plus de pouvoir d'achat mais sans jamais vouloir fournir de contreparties», s'agace-t-il.
 
Le Portugais Libertino Figueiredo, 68 ans, qui vient tout juste de prendre sa retraite d'ingénieur, se montre lui aussi critique, mais envers la mentalité portugaise. «Les Portugais râlent beaucoup, mais ils ne se rebellent pas», rit-il. C'est comme si la société portugaise était plus prompte à accepter les réformes, même les plus difficiles. Les chiffres de l'Institut syndical européen le prouvent. Entre 2010 et 2019, au Portugal, la moyenne annuelle du nombre de jours perdus pour cause de grève était de 14 pour 1.000 salariés. En France, c'était 128 ! «Il est vrai que les conflits sociaux sont nettement moins nombreux au Portugal qu'en France, même s'il y en a eu d'intenses entre 2010 et 2014, avant et pendant que le pays a été placé sous la houlette de la troïka», précise Cristina Semblano, qui a enseigné l'économie portugaise à l'université Paris-IV (Sorbonne).
 
Le spectre de Salazar
Pour comprendre pourquoi les Portugais paraissent plus «raisonnables» ou plus «dociles», il faut se plonger dans l'histoire du pays. Le droit universel à la protection sociale y est encore récent. Il est né dans la foulée de la révolution des Œillets du 25 avril 1974. Côté français, la sécurité sociale telle que nous la connaissons aujourd'hui a été inventée une trentaine d'années plus tôt, précisément en 1945, juste après la Seconde Guerre mondiale. À la différence de la France, où il est érigé en totem, ce droit à la protection sociale n'a pas encore parfaitement imprégné la société portugaise. «Avoir une pension de retraite peut paraître beaucoup pour ceux qui n'avaient rien avant», explique Cristina Semblano. «Le salazarisme explique beaucoup de choses au Portugal», ajoute l'ingénieur retraité Libertino Figueiredo.
 
Avant sa révolution, le Portugal a connu quarante-huit ans de dictature (1926-1974), sous le régime d'António de Oliveira Salazar et de son successeur Marcelo Caetano. «Le salazarisme a été marqué du sceau de la misère pour une large majorité de la population, détaille l'économiste portugaise Cristina Semblano. Le spectre de Salazar, avec ce sentiment de peur, de crainte respectueuse de la hiérarchie, d'obéissance et de résignation, hante encore la société portugaise.» C'est pourquoi «toute analyse du Portugal d'aujourd'hui, y compris des mouvements sociaux, de leur nombre, de leur intensité, de leur déroulement, ne peut faire l'économie du salazarisme», ajoute l'économiste.
 
Le philosophe portugais José Gil, exilé en France pendant le salazarisme, parle d'une «maladie de l'esprit et des corps» qui a «mis à genoux le peuple portugais». En plus d'être un régime de misère, cette dictature, l'une des plus longues d'Europe, imposait la censure et interdisait le droit de grève, les manifestations et les syndicats. Un lourd héritage, inscrit dans l'ADN de la société portugaise. Comme l'est peut-être la Révolution de 1789 dans l'imaginaire collectif français, et dont on retrouve l'esprit dans les cortèges des syndicats opposés à la réforme des retraites.�
  • Illustration : A Lisbonne, la capitale du Portugal.
Peut être une image de 4 personnes et plein air
 
 


15/02/2023
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