2188- Peut-on réformer la France? 8 posts

«Je vote Clemenceau ou “peut-on réformer en France?”»

  • par Jacques Julliard, pour Le Figaro - septembre 2022(republié par JARL)
En cette rentrée de septembre, il est temps de préparer la suite du quinquennat d’Emmanuel Macron, estime l’historien et essayiste. Si de grandes réformes sont nécessaires pour notre pays, les Français ont surtout besoin de refaire nation. Mais une telle volonté suppose le dépassement de l’individualisme, juge l’intellectuel.
La France est à l’arrêt. Peut-elle repartir? À mesure qu’ils avancent en âge, les gens se gardent bien de poser pareille question. Ils craignent comme la peste de se voir rétorquer: «En somme, vous pensez que c’était mieux avant? Que dites-vous des famines, des épidémies, des guerres du passé?»
 
Sans doute. Nous vivons mieux que jadis et plus longtemps. Il faut pourtant savoir affronter cette ironie facile. Si le déclin n’était jamais qu’une illusion nostalgique, alors il n’y aurait jamais eu de déclin véritable. Mais Athènes, mais Rome, mais l’empire inca, mais les dynasties chinoises du passé… Pourquoi donc la France serait-elle à l’abri? Et l’Occident tout entier? La France a besoin de se réformer, sinon il faudra se résigner au déclin.
«Toute réforme comprend nécessairement un côté douloureux. Mais c’est la condition de la survie, et les classes aisées sont requises de donner l’exemple du patriotisme.» Jacques Julliard
Alors, que faire en cette rentrée de septembre? Mais préparer l’après Macron, naturellement! On ne voudrait pas insulter l’avenir, mais il est vrai que les seconds mandats présidentiels n’ont jamais été féconds, et celui d’Emmanuel Macron, réélu par défaut, menace de l’être moins que tout autre, tant l’imbroglio parlementaire dans lequel il s’est mis presque délibérément a rendu difficiles des changements d’envergure. Le plus probable, lorsqu’il s’agira de dresser le bilan de la décennie Macron, c’est qu’il sera regardé comme un bon gestionnaire du quotidien, meilleur que l’on ne craignait, mais un piètre réformateur, moins bon qu’on ne l’espérait.
Il serait pourtant temps, comme dit la chanson, de réformer l’école et l’hôpital, l’université et la recherche, le travail et la retraite. La retraite, tiens donc!
 
La sacro-sainte retraite
 
Nous y voilà. Réformer la retraite ou plutôt les retraites, car c’est leur diversité qui fait une partie de leur charme. Mais vous n’y pensez pas! Ne savez-vous point que les retraites sont à la France ce que l’autruche est à la savane, l’ours blanc à la banquise, la crise ministérielle à l’Italie ou la corruption bureaucratique à la Russie: un symbole? Mieux ou pis que cela, une névrose! Car il y aurait beaucoup à dire sur la signification symbolique du mot «retraite» au pays de la pétanque et des ponts du mois de mai.
 
Sacralisé à de telles profondeurs, un mot qui désigne la fin de la vie active, en attendant celle de la vie tout court, mais aussi, en termes militaires, la grande débandade, (la retraite de Russie) ; voilà qui en dit long sur l’inconscient national. De quelque façon que l’on pose la question, quand un pays, face à l’allongement de vingt années, en un siècle, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, de la durée moyenne de vie, répond «retraite!», et même, à l’extrême gauche, «avancement de l’âge de la retraite!», il faut comprendre: «Quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, nous ne sommes plus là pour personne.» Hier la retraite aux flambeaux, aujourd’hui la retraite à la chandelle, en attendant demain l’extinction des feux.
 
Je note encore qu’au rebours du destin sémantique flatteur du mot «retraite» celui de «réforme» n’est guère enviable. Réformer, c’est mettre au rancart. Réformer: une veille paire de chaussures! La France, c’est bien connu, est un pays conservateur. Elle tolère, à la rigueur, des révolutions pour rattraper le temps perdu, mais des réformes en temps voulu, jamais! Sans parler des fausses révolutions comme Mai 68, qui eut pour effet principal de mettre fin au réformisme gaullien. Rappelons-nous d’ailleurs que les Français n’approuvèrent le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 que pour les tirer du guêpier algérien, et que les réformes qui vinrent ensuite et sur lesquelles nous vivons encore ont pris par surprise un pays qui n’en demandait pas tant. Comme si la France, terre de rouspétance, était au fond si satisfaite du statu quo qu’elle avait besoin d’une grande épreuve ou d’un grand malheur pour se décider à changer de pantoufles. Il fallut donc, à deux reprises, l’élan réformateur impulsé par un authentique traditionaliste, militaire de surcroît, pour la décider à épouser son siècle.
 
Alors, derrière ce pessimisme de précaution, cette mauvaise foi fondamentale du Français, qui, lorsqu’il s’écrie «cela ne peut durer», signifie «cela ne saurait changer», il y a le sentiment inavouable qu’il est somme toute heureux - «heureux comme Dieu en France», disent les Allemands -, d’où, en toutes circonstances, la préférence pour le statu quo et l’inaptitude au changement, hormis dans la convulsion. L’explication? Elle est peut-être bien dans un individualisme invétéré, qui fut d’abord révolutionnaire et qui est aujourd’hui conservateur et paralysant.
Individu et personne
 
Jadis, Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit et l’un des penseurs les plus influents de l’avant-guerre et de l’immédiat après-guerre, avait distingué entre l’individu et la personne et fondé son «personnalisme» sur cette distinction empruntée à Péguy mais aussi à Kant et à Berdiaev. Pour le dire d’une façon schématique, l’individu est ce qui dissout le sujet dans une vision purement égoïste qui n’a pour objet que le consumérisme et le bien-être. La personne, au contraire, envisage l’être humain dans toutes ses dimensions, notamment dans ses rapports avec la communauté, et proclame, avec Jacques Maritain, la primauté du spirituel.
«Le problème politique tient aujourd’hui dans cette question : ­y a-t-il quelqu’un qui soit porteur, ­au-delà des intérêts catégoriels, d’un projet pour la France ?» Jacques Julliard
Dans le contexte des années 1930, la «révolution personnaliste et communautaire» de Mounier se voulait une réponse aux idéologies totalitaires qui déferlaient dangereusement sur le monde occidental, le fascisme et le communisme. Le personnalisme est aujourd’hui bien oublié, comme la plupart des idéologies de l’immédiat après-guerre. Mais la distinction de Mounier entre l’individu et la personne reste capitale, en notre temps qui voit l’individu escamoter le collectif. Le sociétal l’emporter sur le social et les Français devenir le sujet unique de la politique au détriment de la France elle-même.
 
Telle est, du reste, la signification dernière du récent livre de François de Closets La Parenthèse boomers (Fayard), excellent à tous égards, qui reproche de façon sanglante à cette génération de l’après-guerre d’avoir profité de façon éhontée de l’essor de la France gaullienne, célébré avec intensité le carnaval de Mai 68, laissé à ses successeurs une montagne de dettes et présidé sans vergogne au passage du pays de la prospérité de naguère au déclin d’aujourd’hui. Le «toujours plus» réclamé par cette génération dorée n’est pas pour rien dans le «toujours moins» dont est victime la jeunesse d’aujourd’hui et le sera encore davantage celle de demain: un mot résume son attitude envers la vie: l’égoïsme individualiste.
 
Le couple infernal Individu-État
On ajoutera que l’État est le complément naturel de cet individualisme effréné. C’est lui qui le rend possible en prenant à son compte beaucoup de ses fonctions collectives qui, en d’autres pays, sont le fait des syndicats, des associations ; en un mot, de la société civile. La grève elle-même, qui est le mouvement social par excellence, répugne, en France, à la concertation et à l’organisation. Elle y a conservé quelque chose de fondamentalement sauvage et de libertaire. D’où ce paradoxe d’un pays plus porté à la grève que la plupart de ses voisins et comptant le plus faible pourcentage de syndiqués en Europe.
 
On dirait qu’Emmanuel Macron l’a compris tout récemment. Son projet d’un Conseil national de la refondation, est comme le remords tardif d’un président qui, pendant cinq ans, a délibérément ignoré la société civile et s’est installé confortablement dans le couple infernal individualisme-étatisme. Si l’on a bien compris, ce projet est comme une tentative d’états généraux de la société française, qui n’est pas exempte d’arrière-pensées, à un moment où le pur rapport des forces parlementaires a cessé de lui être favorable.
 
Sous de Gaulle, l’avènement du présidentialisme, contournant le «système des partis», s’était accompagné d’une floraison de clubs d’intellectuels, d’économistes, d’agitateurs sociaux qui servirent de personnels d’encadrement à la V République naissante. Mais, pour le moment, on ne voit pas de nouveau Club Jean Moulin à l’horizon. Et pourtant, c’est de la société civile que viendra le nouveau réformisme dont la France a besoin. La perte de la majorité absolue par Emmanuel Macron au Parlement a réveillé ce dernier, comme on l’a vu lors de sa dernière session. Mais on a vu aussi les limites de ce renouveau à l’occasion du débat sur le pouvoir d’achat: une collection d’intérêts particuliers ne saurait faire une politique pour la France. Plus que jamais, le clientélisme est roi ; le clientélisme, voilà l’ennemi.
 
Et si on aimait la France?
 
Pour moi, le problème politique tient aujourd’hui dans cette question: y a-t-il quelqu’un qui soit porteur, au-delà des intérêts catégoriels, d’un projet pour la France? Au risque de scandaliser, je dirai que son étiquette politique m’importe peu. J’exclus seulement le Rassemblement national: non que Marine Le Pen soit indigne ou incapable: elle est en train de démontrer le contraire. Mais son mouvement, fût-ce malgré elle, est porteur, dans certaines de ses composantes, d’une vision trop éloignée de la démocratie.
 
Pour le reste, j’ai envie de dire, comme Coluche: «La droite a gagné les élections ; la gauche a gagné les élections. Quand est-ce que ce sera la France qui gagnera les élections?»Et Bernard Maris, dont la parole a acquis une force singulière parce qu’il a été l’une des victimes de l’attentat de Charlie Hebdo, autrement dit un martyr de la liberté, interrogeait, dans son dernier livre: Et si on aimait la France? (Grasset). Après tout, personne ne se souciait de savoir si, à la fin des fins, de Gaulle était de droite ou de gauche. Je n’ignore pas la difficulté de la réforme dans la France d’aujourd’hui. Parce que le pays vit depuis des années au-dessus de ses moyens, toute réforme comprend nécessairement un côté douloureux. Mais c’est la condition de la survie, et les classes aisées sont requises de donner l’exemple du patriotisme.
 
Ce n’est pas un hasard si, à ce moment précis de l’histoire de France - et de la mienne propre -, le nom de Charles de Gaulle est revenu à plusieurs reprises sous ma plume. Si, contre vents et marées, contre la plupart de mes amis, je suis résolument attaché au système présidentiel et au scrutin majoritaire qu’il nous a légué, c’est parce que seule une personnalité d’exception, hors de toutes les séries, est capable de remettre la France en mouvement, en l’aidant à dépasser les égoïsmes catégoriels. Cela n’a rien à voir avec le principe autoritaire du chef. C’est ce que les Anglo-Saxons appellent le leadership démocratique.
 
Renan: «La nation ne saurait se réduire à une race, à une langue, à une religion. La nation est une âme, un principe spirituel.» Autrement dit, quelque chose qui dépasse chacun de ses enfants et qui, ce faisant, leur permet d’être eux-mêmes. Un principe spirituel ne se divise pas. Il ne se vote pas par paragraphes. Il ne relève pas de la représentation proportionnelle. En politique, il est porté par un individu d’exception, non par une combinaison électorale. Je ne connais aujourd’hui ni réformiste, ni révolutionnaire, ni conservateur. Je ne connais que des clientélistes et des patriotes. La volonté des Français de refaire la nation est la condition même de leur avenir. Une telle volonté suppose le dépassement de l’individualisme sous ses deux formes: l’individualisme singulier, celui de l’individu proprement dit, l’individualisme collectif, celui qui se réfugie dans le groupe de pression ou même la classe sociale. Au sein de l’ensemble européen dont j’ai dit la nécessité, la nation est l’instance pertinente du renouveau. Écoutons Clemenceau devant la Chambre des députés, le 11 novembre 1918, pour célébrer la victoire.
 
Après avoir rendu hommage aux morts il parle des vivants: «Nous les attendons pour la grande œuvre de reconstruction sociale. Grâce à eux, la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours soldat de l’idéal.» Je vote Clemenceau.◾
 
 


14/09/2022
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