Crépuscule de la raison politique
L’approche de la rentrée politique invite à jeter un regard sur la formidable rupture dans la civilisation que nous sommes en train de vivre. Pendant des siècles, en effet, la population du monde a été régulée, si l’on ose dire, par trois fléaux qui l’empêchaient de croître : la famine, les épidémies, la guerre. Or, depuis un siècle, à un rythme variable selon les sujets et les pays, ces trois fléaux étaient en recul continu dans le monde industriel.
Les progrès des rendements agricoles, grâce notamment à l’emploi des engrais, la sélection des espèces et la mécanisation y ont progressivement fait reculer les famines, jusqu’à les faire disparaître. En Occident, il y a déjà quelques décennies que l’on ne meurt plus de faim, et que, même dans les pays du tiers-monde, les famines ont diminué en nombre et en intensité. Une meilleure alimentation ainsi que les progrès de la médecine, et notamment de la vaccination, ont à leur tour fait reculer les épidémies qui, jadis, ravageaient périodiquement la planète. La guerre enfin, après les deux grandes saignées que furent les deux guerres mondiales de 1914-1918 et 1939-1945, semblait céder du terrain.
D’où le vent d’optimisme que nous avons connu depuis 1945, et la foi raisonnée et raisonnable dans le «progrès». Le socialisme marxiste avait beau souligner, à juste titre, que ce progrès était acquis au prix d’inégalités flagrantes… la suite nous a appris qu’il s’agissait là, somme toute, d’un épiphénomène en regard du gigantesque pas en avant qu’était en train d’accomplir la partie la plus avancée de l’espèce humaine. Nul doute que le monde communiste et même le tiers-monde en bénéficieraient à leur tour, sous l’égide d’une idéologie politique dominante, la démocratie libérale. Cette unification progressive de la planète connut son apogée dans la dernière décennie du XXe siècle, explicitée par le livre de Samuel Huntington qui prédisait le triomphe, en l’absence de tout autre système crédible, du libéralisme économique et politique à l’échelle de la planète.
DU FANATISME À L'IMPÉRIALISME
Mais l’Histoire a ses raisons que la raison ne connaît pas. La prédiction de Huntington supposait une sorte de rationalité de la nature associée à la rationalité humaine, à l’écart de la passion. Où étaient donc passées les passions ? Ce nouveau siècle, le nôtre n’avait pas encore un an (11 septembre 2001) qu’un attentat fou, absurde, imprévisible, frappa le système en plein cœur. La destruction des deux tours jumelles du World Trade Center de New York avait valeur de symbole : c’était la réponse du fanatisme à la rationalité, de Ben Laden à Huntington. Là où un au-delà idéologique du capitalisme libéral sous la forme du socialisme avait échoué, un «en deçà» religieux entrait en scène de façon fracassante. Soit, répliquèrent les optimistes, le premier moment de stupeur passé, c’est là l’ultime sursaut de la partie archaïque de l’humanité, qui a pris par surprise son aile marchande, la plus rationnelle. Un acte insensé unique ne saurait redonner du sens à ce qui n’en a pas.
Mais alors, le 24 février 2022, date de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, est une date capitale dans l’histoire de notre malheur ! On avait cru jusqu’alors ou plutôt on avait voulu croire que le deuxième monde, c’est-à-dire le monde communiste ou ex-communiste, en litige entre le tiers-monde et les démocraties libérales, choisirait délibérément la collaboration avec ces dernières. Las ! Patatras ! Poutine n’était pas l’héritier de Gorbatchev, mais bien de Staline. Poutine n’était pas communiste, pas plus que Staline d’ailleurs. Tous deux en revanche étaient impérialistes, férocement impérialistes. Poutine reprenait l’Histoire là où en 1989 l’avait interrompue la chute du communisme, à ses yeux la plus grande catastrophe des Temps modernes. Avec l’invasion de l’Ukraine, ce n’était pas la guerre froide qui recommençait, mais la guerre tout court. De Staline, Poutine a la férocité, il n’en a pas la prudence. Pour le moment, Xi Jinping ressemble plus à Staline qu’à Poutine, mais pour combien de temps ?
«Les passions prennent leur revanche sur la rationalité et nous laissent présager des lendemains de bruit et de fureur.»
LES PASSIONS PRENNENT LE DESSUS
La guerre de la Russie contre l’Ukraine, pour localisée qu’elle soit, a suffi à déclencher la crise la plus redoutable qui guette le monde industriel, la crise de l’énergie, dont nous voyons aujourd’hui se déployer les conséquences multiples et terrifiantes. Pendant ce temps-là, la nature – c’est un mot polysémique qui n’exclut ni l’action ni la responsabilité de l’homme – s’invitait à pareille fête en multipliant les agressions sous la forme de pandémies, hier le sida, aujourd’hui le Covid, voire la variole du singe. C’est le moment qu’ont choisi, un peu partout à travers le monde, les esprits les moins rationnels pour remettre en cause le principe de la vaccination, qui était naguère venue à bout des grandes catastrophes épidémiques du monde d’hier. En somme, sous les formes les plus diverses, les passions sont en train de prendre leur revanche sur la rationalité, et nous laissent présager des lendemains de bruit et de fureur, gouvernés par des idiots (Shakespeare).
Il est d’usage, à l’issue d’un propos résolument pessimiste, de terminer sur une note empreinte d’optimisme et d’espérance. Mille regrets. C’est un article que nous ne tenons pas en magasin. Je ne connais qu’une forme d’optimisme : celle qui, selon Bernanos, vient couronner le désespoir surmonté. Les temps qui viennent seront durs, et l’amour de la liberté ne se décrète pas. Que faire, par exemple, quand on voit le chef de la gauche, Jean-Luc Mélenchon, opter en toutes circonstances pour l’homme ou le régime le plus contraire à la liberté ? Résister à l’air du temps. Résister aux emportements de son propre camp, sans esprit de recul, sans considération des résultats immédiats. C’est la meilleure façon de ne pas être déçu. Et puis, on ne sait jamais…
