Le philosophe Jean-Claude Michéa, landais d’adoption, qui compte des lecteurs fervents parmi la jeunesse, et qui apparaît rarement dans les médias vient de donner au Figaro un interview essentiel pour comprendre ce qui vient de se passer avec l’épisode Caron. Il s’agit de notre point de vue d’une des analyses les plus pertinentes de ces récents événements bien qu’elle soit passée un peu inaperçue qui nous a été signalée par un ami fidèle. Pour que l’on ne risque pas de “passer à côté” nous la reproduisons ici:

 

PROPOS RECUEILLIS PAR eugénie bastié

 

LE FIGARO. – Cette semaine ont eu lieu d’intenses débats sur la corrida après l’inscription à l’ordre du jour d’une proposition de loi du député LFI Aymeric Caron – finalement retirée -visant à l’interdire. Vous vivez dans les Landes, pays de tauromachie… Que vous ont inspiré ces débats ?

 

Jean-Claude MICHÉA. – Ayant passé l’essentiel de ma vie à Montpellier (les choses auraient sans doute été différentes si j’étais né à Nîmes ou Béziers), l’univers de la corrida – et, d’une façon générale, celui de la culture taurine – m’est, au départ, tout à fait étranger. Même si, bien sûr, l’incroyable étroitesse d’esprit dont font preuve la plupart des opposants à la corrida (de même que leur sidérante indifférence à l’histoire et à l’anthropologie) me frappait déjà à l’époque. Vous aurez certainement remarqué, en effet, que si l’aficionado tient généralement à rappeler qu’il comprend parfaitement, pour sa part, qu’on puisse détester la corrida, la réciproque, en revanche, ne peut jamais être vraie. C’est qu’un (ou une) « anti-corrida » vit précisément toujours, par définition, son propre refus de chercher à comprendre qu’on puisse trouver la moindre valeur à un spectacle aussi « barbare », comme un signe supplémentaire de sa supériorité morale et humaine. Attitude typiquement néocoloniale, en somme, et contre laquelle Lévi-Strauss nous avait pourtant mis en garde dans Race et histoire : « Le barbare, y observait-il (Montaigne disait d’ailleurs la même chose quatre siècles plus tôt), c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »

 

Que répondez-vous à ceux qui affirment que la corrida est tout simplement un acte de torture ?

 

Que c’est bien sûr une absurdité ! Un torero risque sa vie (ou du moins de graves blessures) chaque fois qu’il affronte un taureau de combat. Klaus Barbie, lui, ne risquait rien chaque fois qu’il torturait Jean Moulin ! Et si on cherchait l’exemple d’une mort particulièrement atroce infligée à une bête incapable de se défendre, on devrait plutôt songer, au passage, aux milliers de brebis égorgées chaque année par ces loups que les amis d’Aymeric Caron semblent pourtant prendre le plus grand plaisir à réintroduire auprès des derniers bergers. Notre village célébrant chaque été le passage de la transhumance, c’est là un type de « souffrance animale » auquel je suis forcément très sensible !

 

La volonté d’abolir la corrida ne va-t-elle pas dans le sens de l’histoire, celle d’une proximité plus grande avec la souffrance animale ?

 

J’avoue ne pas trop savoir ce que signifie le « sens de l’histoire » (sauf à le confondre avec les progrès planétaires de la logique libérale et du capitalisme !). Et quand, par ailleurs, vous vivez quotidiennement comme c’est maintenant mon cas depuis maintenant plus de six ans – entouré de renards tournant sans cesse autour de vos poules et de vos canards ou de sangliers qui menacent en permanence vos cultures et vos chiens, vous apprenez très vite à ne plus vous en remettre à la vision Walt Disney (autrement dit métropolitaine) de l’animalité. C’est que la mort animale est ici une réalité quotidienne, le plus souvent causée, d’ailleurs, par d’autres animaux (et parfois même de la même espèce). Le problème est que c’est aussi une réalité à laquelle les habitants des grandes métropoles sont devenus presque structurellement étrangers. Dans leur monde aseptisé, simplifié, et coupé de tout lien véritable avec la nature, la mort (y compris celle des humains) se voit en effet méthodiquement tenue à distance, la société « inclusive » (synonyme aujourd’hui de libéralisme intégral) devant désormais être conçue – sur le modèle des campus de l’Amérique woke – comme un immense safe space (ou un immense parc Disney).

 

Vous avez souvent écrit que le « progressisme » sociétal contribuait à la destruction des cultures populaires, faisant, in fine, le jeu du capitalisme. Est-ce là aussi le cas ?

 

C’est bien la clé ultime de tout ce psychodrame. Le grand historien marxiste anglais E. P. Thompson a effectivement mis en lumière – comme d’ailleurs Gramsci avant lui – le rôle absolument déterminant que jouent la plupart des traditions populaires dans la résistance des « gens ordinaires » à l’uniformisation capitaliste de leur vie quotidienne par le Droit et le Marché. Et, de fait, dès que vous commencez à vivre dans les Landes, vous découvrez très vite que la corrida – au même titre que la chasse à la palombe ou le rugby – contribue en effet de façon décisive à maintenir et protéger cette sociabilité populaire (notamment dans les communes rurales) qui repose encore de façon massive sur les rapports d’entraide et la logique du don (ou, si on préfère le langage orwellien, sur la commondecency). Il suffit d’ailleurs de participer chaque année aux fêtes de la Madeleine de Mont-de-Marsan (ou, plus simplement encore, à n’importe quel repas organisé par le foyer rural) pour s’en rendre compte sur le champ. Mais c’est, ici encore, une réalité dont les habitants des grandes métropoles ont généralement perdu jusqu’au souvenir, au point que leurs « sociologues » de métier ont sincèrement fini par croire qu’elle a partout totalement disparu d’où, entre autres, leur mépris moutonnier à l’endroit des travaux de Christophe Guilluy (géographe révélé au grand public par ses livres sur la France périphérique, NDLR). L’actuelle croisade de classe contre la corrida – dont le pauvre Aymeric Caron n’est que l’idiot utile (un rôle dans lequel, cela dit, il est toujours parfait !) ne peut donc être entièrement comprise que si on la réinscrit d’abord dans un projet politique beaucoup plus général : celui d’éradiquer définitivement tous les obstacles culturels (au premier rang desquels, naturellement, la plupart des traditions populaires encore vivantes) au développement sans réplique (ou « sans la moindre limite morale ou naturelle », comme l’écrivait Marx) du Marché « autorégulé » et uniformisateur. Il ne faut donc pas se leurrer. Cette offensive en règle contre la corrida n’est en réalité que la première étape – ou le galop d’essai – d’un processus « néolibéral » visant à « déconstruire », à terme, toutes les formes d’autonomie et de culture populaire. Il n’est donc pas nécessaire d’être soi-même un amoureux de la corrida pour comprendre tout ce qui est en jeu dans cette croisade de classes.

 

Faut-il voir dans cette volonté d’abolir la corrida un symptôme du clivage profond entre France des métropoles et France périphérique ?

 

Sans aucun doute ! Il faut bien comprendre, en effet, que la révolte des « gilets jaunes » a montré aux élites dirigeantes françaises – qu’elles soient économiques, politiques ou « culturelles » – le danger mortel que représentait pour leur système de privilèges une révolte populaire dont le point de départ géographique ne serait plus le monde métropolitain (à l’image de l’inoffensif Nuit debout) mais bel et bien la « France périphérique » (celle des « ronds-points »). Or, la corrida constituant pour des raisons historiques évidentes une tradition essentiellement sudiste, ces élites tenaient donc là une occasion rêvée de diviser les classes populaires de cette France périphérique en exploitant cyniquement les différences culturelles qui existent inévitablement entre les classes populaires du « Nord » – par définition entièrement ignorantes de tout ce qui se joue réellement dans une corrida – et celles du « Sud ». De la même façon, en somme, qu’elles n’hésitent jamais à instrumentaliser les différences hommes-femmes, « Blancs »-« racisés » ou même générationnelles dans le but d’« invisibiliser » les antagonismes de classe réels sur lesquels repose la société capitaliste.

 

Que dit cette nouvelle « conquête » sociétale de l’évolution de la gauche ?

 

Elle en dit assurément très long sur le processus d’américanisation culturelle de la gauche française. Et notamment de LFI, passée en quelques années de la ligne de Front populaire incarnée par François Ruffin à celle libérale-woke (que symbolisent désormais Aymeric Caron et Mathilde Panot). Le recours croissant de LFI à une rhétorique « gauchiste » à l’ancienne ne doit donc pas nous induire en erreur. Elle est essentiellement destinée à masquer, en réalité, le ralliement effectif de cette formation à la stratégie que définissait en 2011 la célèbre note de Terra Nova. C’est-à-dire au principe d’une alliance privilégiée entre les nouvelles classes moyennes des grands centres métropolitains et les différentes « minorités » sexuelles, ethniques ou autres. Il est clair que ni la corrida ni la France populaire périphérique dans son ensemble ne sauraient avoir de véritable place dans cette alliance netflixienne (et logiquement contradictoire) entre le burkini et la trottinette électrique ! ■

 

* Dernier ouvrage paru : « Le Loup dans la bergerie. Droit, libéralisme et vie commune » (Flammarion)

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