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Post-#MeToo : Ibrahim Maalouf, ascenseur pour l'échafaud

PORTRAIT
  • par Tristane Banon, pour Marianne - novembre 2022 republié par JALR
Derrière l’«affaire Ibrahim Maalouf», ce procès pour agression sexuelle (supposée) intenté au trompettiste, il y a d’abord le mensonge d’une jeune fille de 14 ans. Mais il y a aussi un emballement médiatique, la fièvre du mouvement #MeToo entraînant l’opprobre puis l’omerta. Définitivement mis hors de cause par la justice, cet artiste renaît peu à peu et livre ici le récit de son passage en enfer.
 
Ibrahim Maalouf est un artiste hors les cases. Il fallait son audace et sa folie pour remettre la trompette – l’instrument roi de Louis Armstrong, de Miles Davis, de Lee Morgan – au centre de la carte des musiques contemporaines. En quelques brillantes années, le musicien a réussi à (re)faire de ce «cuivre clair» un temps éclipsé une héroïne instrumentale tout à la fois jazz, rock et populaire. Maalouf, c’est un vocabulaire musical pointu accessible au plus grand nombre, la démocratisation du très haut niveau artistique.
Et cela, le trompettiste le doit à sa générosité, sur scène et hors la scène, à sa capacité à emporter avec lui le public de vastes salles de concerts, en France comme à l’étranger. Aller voir Ibrahim Maalouf – ou l’écouter dans son salon –, c’est entrer dans sa famille, c’est partager les amitiés qu’il convie d’albums en shows uniques, chaque fois des événements à grand spectacle. Aimer ce garçon et sa musique, c’est refuser la tyrannie des genres, récuser les limites et s’affranchir des étiquettes. Ces jours-ci, le musicien publie Capacity to Love un quinzième album résolument inclassable, riche en influences et en invités prestigieux – De La Soul, Matthieu Chedid, JP Cooper, ou encore Sharon Stone, qui pose sa voix sur un titre et son visage sur son clip. Le précédent disque de Maalouf, puissante collaboration avec Angélique Kidjo, paru avant l’été, est favori pour rafler une récompense aux prochains Grammy Awards (en février 2023).
 
Rien ne semble plus pouvoir l’arrêter : le 10 novembre, le musicien était à l’auditorium de Radio France avec l’Orchestre national de France pour y enregistrer sa Symphonie pour trompette et orchestre. Cette pièce majeure, il en avait commencé l’écriture à 17 ans seulement, avançant à belle allure jusqu’à ce que les attentats du 11 septembre 2001 bloquent d’un coup son élan créatif. Fallait-il une nouvelle crise, cette fois-ci personnelle, pour l’achever enfin ? Vingt-cinq ans après sa première note posée sur papier, voici en tout cas sa symphonie terminée… En décembre, enfin, il y aura le lancement d’une tournée célébrant cette effusion musicale, tournée qui s’achèvera le 29 novembre 2023 à l’Accor Arena, à Paris. Des dizaines de milliers de places ont déjà été vendues. Extraordinaire revanche pour celui qui n’en reste pas moins la victime consternée de l’une des plus navrantes sorties de route françaises du mouvement #MeToo.
 
«CETTE INNOCENCE-LÀ, C’EST TERMINÉ»
Tout va bien, donc, et pourtant… Et pourtant, Ibrahim Maalouf, c’est le procès à charge avant qu’on ne les dénonce (timidement) ; c’est une certaine presse qui continue de ne pas vouloir de ça chez elle ; c’est le boycott et la demande de justification permanente ; c’est l’innocence qui peine encore à faire tomber le mur des préjugés… Quand il arrive à la brasserie de l’hôtel Nolinski, à Paris, il annonce : «Jamais je n’aurais accepté que l’on se rencontre si nous n’étions pas dans un café avec des gens autour. Cette vie-là, cette innocence-là, c’est terminé. Avec tout le monde.» Il faut se souvenir : en janvier 2017, le trompettiste de 36 ans à la renommée internationale et à la réputation sans faille – pas une rumeur au compteur – est visé par une enquête préliminaire. Les parents d’une jeune fille viennent de porter plainte contre lui, l’accusant d’avoir embrassé à plusieurs reprises leur enfant mineure, trois ans plus tôt, alors qu’elle faisait un stage au sein du label du musicien. Le Parisien titrera : «Le dérapage d’Ibrahim Maalouf», avant de retirer le papier de ses archives. Plus tard, le quotidien sera lourdement condamné, plus de 20.000 € de dommages et intérêts, et les mots sévères d’un juge qui refuse de retenir «la bonne foi journalistique».
 
Reste que cette affaire aura cramé trois années et demie de la vie du musicien. Quarante mois de rebonds épuisants. Après l’enquête initiale, il y eut d’abord sa condamnation en première instance, en 2018 ; puis l’opprobre, le déchaînement médiatique, plus fort encore que lorsque l’«affaire» était apparue en une des journaux. Finalement, le mensonge de la plaignante finit par être démontré, et, le 8 juillet 2020, Ibrahim Maalouf fut relaxé, non pas «faute de preuves», comme cela arrive parfois, mais par abondance de preuves démontrant que l’adolescente avait tout inventé. Pour expliquer comment tous en étaient arrivés là, la cour évoquera les «pensées fantasmatiques» d’une jeune fille «amoureuse de son idole» ainsi que le «poids des révélations faites à l’autorité judiciaire par ses parents à l’égard desquels elle a pu se trouver prise dans un conflit de loyauté». En d’autres termes, la cour estimait qu’après avoir menti à ses amis – comme on peut le faire à 14 ans –, puis à ses parents, la jeune fille s’était retrouvée prise au piège d’une procédure judiciaire qu’il devenait impossible d’arrêter.
 
OSTRACISÉ PAR LES MÉDIAS
Nous sommes deux ans plus tard, et Maalouf refuse de se positionner en victime, c’est important pour lui, il le répétera plusieurs fois. Mais quand même, tout cela a laissé des traces. «J’ai toujours baigné dans un environnement où l’art, la musique, la littérature, l’enseignement, l’empathie, la gentillesse, le lien humain… [étaient] les maîtres mots de tout. Alors voilà, d’un coup, j’ai ce truc qui me tombe dessus, mais moi, on ne m’a jamais appris à me battre contre quelqu’un qui mentait à mon sujet. Je n’ai jamais appris à me battre, en fait. Contre rien.» Tardivement, le musicien a fini par se construire une cuirasse, protection devenue indispensable : «Dans mon studio, je n’enregistre plus de musique avec une artiste, ou même un artiste, si nous ne sommes pas au moins trois personnes dans la pièce. Je pense que, dans notre façon d’être aux autres, nous sommes vraiment passés à une autre époque. L’ascenseur seul avec une femme, c’est terminé.»
 
Il garde beaucoup de compassion pour chacun, n’éprouve aucune haine, pour personne : «Cette fille, elle ne voulait pas porter plainte. Et pour cause. Ce sont ses parents qui vont finir par la pousser. Je pense qu’elle sentait bien que ça allait trop loin, mais ses parents n’ont pas voulu abandonner. Je me mets à leur place, ils étaient persuadés que tout était vrai. J’aurais fait pareil, je suis parent. Je me refuse à leur en vouloir…» Il marque une pause, reprend à mots choisis. «D’ailleurs, je ne peux en vouloir à personne. À part aux médias qui ont condamné sans savoir. Aucun n’a défendu mon droit à la présomption d’innocence, aucun. Et ça, c’est la deuxième injustice, après celle de l’accusation.» Cette injustice-là, une autre forme de violence, il la comprend, la décrypte : «Je pense que si aucun média n’a réagi, c’est qu’il y a une intimidation qui est créée par un mouvement qui est tellement énorme que personne n’ose sortir de la doxa. Des proches m’ont dit “Pardon, je voulais dire quelque chose, mais j’ai eu peur des répercussions…”» Il garde en tête cette phrase de Martin Luther King : «À la fin, nous ne nous rappellerons pas les mots de nos ennemis, mais le silence de nos amis.»
 
Sur la condamnation en première instance, il confie : «J’ai appris beaucoup de choses, notamment l’importance de ne pas parler à la police sans un avocat à ses côtés. Parce que la police, si honnête soit-elle, a ses habitudes, ses façons de travailler, qui peuvent devenir des pièges. Quand l’officier m’a dit que si j’avais quelque chose à me reprocher, j’avais tout intérêt à prendre un avocat, j’ai décliné. C’était une erreur ! Même innocent, il faut absolument avoir un avocat à ses côtés, il vous évite des maladresses aux conséquences dramatiques. Et puis, dans un procès-verbal, les questions que l’on vous pose ne sont pas toujours mentionnées. Ça n’est pas qu’un détail, ça veut dire qu’il faut toujours reformuler la question avec ses mots à soi. Quand l’officier m’a demandé de but en blanc ce que je pensais de la pédophilie, j’ai évidemment opposé mon dégoût. Résultat, dans le procès-verbal, tout d’un coup, on lit que la pédophilie me dégoûte. La juge a dû se demander pourquoi je me mettais à parler de pédophilie, si ce n’est pour éteindre un feu avant qu’il ne prenne. Or je ne faisais que répondre à la question qu’on me posait ! Au fond, ça n’est pas la police qui fait mal son travail, c’est le citoyen pris dans la tourmente qui n’est pas préparé à vivre ça…»
 
«Je me suis dit : étant donné qu’il n’y a pas de preuve contre moi, puisque je n’ai pas fait ce qu’on me reproche, je ne peux pas être accusé. Mais ça ne marche pas toujours comme ça dans le monde post-#MeToo. Je suis la preuve vivante que l’on peut, à notre époque, être accusé de quelque chose sans aucune preuve. Accusé et même condamné.» Ibrahim Maalouf
La tête est haute, la confiance en la justice intacte, mais parfois surgit dans notre conversation une pointe d’amertume : «Quand l’innocence est ignorée, on a le sentiment d’être l’objet d’une mascarade, qui n’a ni sens ni fin.» S’il est condamné en première instance, c’est qu’il n’a pas préparé sa défense, rien. «Je me suis dit : étant donné qu’il n’y a pas de preuve contre moi, puisque je n’ai pas fait ce qu’on me reproche, je ne peux pas être accusé. Mais ça ne marche pas toujours comme ça dans le monde post-#MeToo. Je suis la preuve vivante que l’on peut, à notre époque, être accusé de quelque chose sans aucune preuve. Accusé et même condamné.» Rappelons qu’à l’époque il écopa d’une peine de quatre mois de prison avec sursis, et de 20.000 € d’amende.
Ibrahim Maalouf pointe le manque de moyens de la justice française. Il se dit que la force du vent #MeToo et la médiatisation à outrance de son histoire ont fait le reste : condamné pour l’exemple ! En appel, l’artiste change d’avocats, et s’en va chercher les preuves lui-même. «À l’époque des faits allégués, j’étais au milieu d’une grosse promotion de disque, alors il m’a été assez facile de prouver que j’étais soit sur un plateau de télévision, soit en interview, soit dans un studio de radio, soit avec mes musiciens. J’ai apporté les preuves, attestations, témoignages, à mes nouveaux avocats, et je leur ai dit : “Défendez-moi !”» Il finit par prouver qu’il n’avait vu qu’à trois reprises l’adolescente qui l’accuse, et en présence de plusieurs autres personnes. Face aux faits solidement établis, la jeune fille change alors plusieurs fois de version, de dates et de lieux dans ses allégations… Mais la réalité des preuves a démonté son récit, qui ne tient plus debout. «Heureusement, j’avais les moyens d’aller en appel, explique le musicien, mais que se serait-il passé si je ne les avais pas eus ?»
 
Le musicien fait le compte des médias qui ne l’invitent plus alors même que son innocence a été établie. «C’est la chose la plus lourde à porter : le jugement de ceux qui se refusent à admettre les faits. L’innocence importe peu, c’est ma condamnation symbolique qui prime, et cette condamnation-là, elle va rester. Ça reste à vie, c’est comme vivre avec une maladie.» Quand un quotidien national de gauche annule au dernier moment un portrait (de dernière page) alors même que la journaliste l’a déjà questionné et qu’un photographe l’a «immortalisé», Maalouf avoue : «Une partie de moi se dit “qu’est-ce que ça peut faire ?”, quand l’autre répond que ça change quand même un peu… On parle là de mon héritage, c’est ce que mes enfants vont lire de moi dans trente ans. Mais c’est insolvable. J’ai proposé à ce journal de faire la contre-enquête, de la faire vraiment, sans complaisance, pour faire apparaître la vérité. Mais ils ne veulent pas.» Une blessure de plus. Injuste.
 
«JE NE SUIS PLUS DU TOUT LA MÊME PERSONNE»
Ce qui s’est passé a transformé le trompettiste, profondément sans doute. Sa musique, elle aussi, est désormais «autre», «mais ça ne s’entend pas». Ce qui a changé, c’est sa volonté de faire en sorte que les gens se comprennent mieux, il faut «plus de dénominateurs communs» nous explique-t-il, et la musique peut participer de cela. Ce que l’homme a en tout cas gagné, c’est sa liberté : «Être tout le temps en attente d’être aimé, ça rend vulnérable. Et ça, c’est fini ! Parce que j’ai désormais vécu l’expérience d’être détesté, je sais que je peux dépasser ça… Avant, je pensais qu’il fallait toujours être poli, gentil. Je pensais que si les messages passaient mal, c’est que j’expliquais mal. Aujourd’hui, je veux toujours que les gens comprennent, mais j’ai un peu rééquilibré les choses : je me dis que ma musique m’appartient, et mon discours aussi. La réalité, c’est que je ne suis plus du tout la même personne. Et heureusement que mon épouse m’aime encore malgré ce qui a changé en moi… Avant, j’étais plus patient, plus cool, je me posais très peu de questions. Aujourd’hui, je suis devenu plus nerveux, en particulier face à l’injustice.» Maalouf résume, digne et lucide : «La peine des miens a été une douleur incroyable, mais ils ont réussi à tourner la page. Et moi aussi. Ma cicatrice est évidemment plus large, plus épaisse, plus longue que la leur, mais nous avons tous tourné la page.» Et tant pis pour ceux qui s’y refusent.�
  • Illustration : Ibrahim Maalouf. @ A.BI.
Peut être une image de 1 personne, jouer d’un instrument de musique, trompette et plein air
 
 


26/11/2022
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