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«La langue française devient un champ de bataille idéologique»

  • propos recueillis par Kévin Badeau, pour Le Point - novembre 2022

ENTRETIEN. Le philosophe Sami Biasoni, coauteur d’un livre, décrypte les origines et les conséquences de l’écriture inclusive sur le français.
 
«Cher·e·s tout·e·s», «madame la professeure», «les droits de l'humain»… Il est désormais difficile d'échapper à l'écriture inclusive, que des militants progressistes aimeraient imposer comme norme. Dans Malaise dans la langue française (éditions du Cerf), un essai érudit dirigé par le philosophe Sami Biasoni, douze intellectuels décryptent les origines et les conséquences de ce bouleversement.
 
Le Point : Quel est ce malaise dans la langue française ?
 
Sami Biasoni : Nous nous sommes rendu compte que le thème de la langue française, jusqu'ici relativement neutre et consensuel, devenait central dans le débat public, parfois même traumatique. Les crispations latentes et les oppositions militantes portant sur l'emploi, la forme et la finalité du français tel qu'il s'est constitué sont les symptômes de ce «malaise».
 
L'écriture dite «inclusive» est-elle à l'origine de ce malaise ?
L'emploi de cette écriture induit des changements rapides et perceptibles de la langue. Cela peut être problématique à différents égards. D'une part, le forçage des formes épicènes induit une nécessité de «positionnement» idéologique implicite du locuteur puisque la forme des mots employés ou leur ordre suffisent à induire des suspicions de nature politique ou morale avant même que le discours ait été tenu. D'autre part, cela ouvre la voie à des formes plus radicales de neutralisation de la langue, comme des alphabets alternatifs. Enfin, c'est aller à l'encontre de la formation «naturelle» organique de la langue, formation née de subtils équilibres stabilisés dans et par le temps.
 
Quelles sont vos réserves face à l'argument d'une origine «sexiste» de la langue ?
Certains partisans de l'écriture dite «inclusive» estiment en effet que la langue française est sexiste du fait de sa construction historique. Cet argument mérite d'être analysé plus finement ! Lorsque l'on étudie objectivement l'histoire de la formation de la langue, comme Xavier-Laurent Salvador ou Yana Grinshpun l'ont fait dans le cadre de l'ouvrage, la réalité apparaît bien plus nuancée. Il est abusif, voire fallacieux, de parler de «complot masculiniste» de la part des grammairiens ! La plupart des grands grammairiens qui ont contribué à la fixation du français moderne ne souciaient du masculin et du féminin que comme catégories grammaticales conventionnelles et techniques. Nous rappelons par ailleurs dans le livre le rôle, trop souvent occulté, des femmes dans les salons littéraires. Celles-ci ont contribué de manière notable à la stabilisation du français que nous connaissons et aimons aujourd'hui.
 
Les militants de l'écriture inclusive œuvrent pour l'égalité entre les sexes. Louable, non ?
Bien sûr, et nous partageons ce souci de l'égalité entre les individus. Pour autant, réfléchissons ensemble aux meilleurs moyens d'y parvenir. Beaucoup de militants estiment que l'écriture dite «inclusive» est, en tant que telle, une conquête pour l'égalité. La Turquie, par exemple, n'a pas de genre marqué dans sa langue. Cela fait-il d'elle le pays le plus avancé en matière d'égalité entre les hommes et les femmes ? Il n'y a pas de corrélation entre le régime grammatical de genre d'une langue et l'égalité entre les sexes dans le pays qui la pratique.
 
«Tout ne doit pas devenir politique. La langue recèle une forme de vérité littéraire, politique et poétique qu’il faut savoir respecter.»

 

Que pensez-vous de la féminisation des titres, à l'image d'«autrice» ?
 
Il faut se départir de la position délétère selon laquelle toute personne qui résisterait à la féminisation totale des titres, grades et fonctions serait avant tout guidée par une motivation sexiste, que cette dernière soit implicite ou explicite. On ne connaît personne qui s'oppose à l'emploi de «mathématicienne», «avocate» ou «directrice», des noms communs valorisants tout à fait consensuels, et ce, depuis longtemps. D'autres mots, très rares, comme «écrivaine», font en revanche débat. Pourquoi pareille controverse ? Car il n'y a pas de consensus quant à son emploi. «Écrivaine» est-il le bon féminin pour «écrivain» ? De nombreuses féministes elles-mêmes récusent la sonorité «vaine» : ce que l'on nomme l'euphonie – la bonne sonorité de la langue – importe beaucoup en matière de linguistique.
 
Parfois, la féminisation pose problème en raison d'antériorités étymologiques. Longtemps, le mot «ambassadrice» a désigné l'épouse d'un ambassadeur. C'est avec la généralisation de l'accession des femmes à cette profession que cette forme, qui ne présente aucune autre difficulté technique du point de vue de sa féminisation, s'est naturellement imposée.
 
Certaines féminisations forcées paraissent en revanche excessives. Est-il bien nécessaire d'écrire «professeure» avec un «e» en fin de mot pour marquer la différence avec un professeur masculin ? Un certain nombre d'intellectuelles refusent d'ailleurs d'être qualifiées de «professeures» ou d'«auteures». Le neutre est l'une des solutions à l'égalité, une égalité qui rassemble et qui ne marque pas obsessionnellement la différence. Nathalie Heinich évoque à ce sujet «un repos du neutre». Marquons le genre quand il est utile au discours et à la compréhension. Tout ne doit pas devenir politique. La langue recèle une forme de vérité littéraire, politique et poétique qu'il faut savoir respecter.
 
L'écriture dite «inclusive» a ses adeptes dans certaines entreprises et administrations publiques. Les wokes ont-ils gagné ?
Employer l'écriture épicène ne fait pas forcément de vous un woke, et heureusement. En revanche, c'est l'un des outils promus par la pensée woke. Comme le souligne François Rastier, presque tous les appels de la cancel culture sont rédigés à la manière «inclusive». Le wokisme a-t-il gagné ? Des batailles ont été remportées, d'autres perdues. L'État est lui-même incohérent : il a promu, en 2015, un manuel incitant à l'écriture dite «inclusive» puis s'est fendu des circulaires Philippe (2017) et Blanquer (2021) pour en limiter la portée.
 
On observe une percée des formes inclusivistes dans les milieux intellectuels ou socialement favorisés. Mazarine Pingeot l'exprime très bien : l'écriture inclusive est excluante d'un point de vue culturel. Elle «trace des frontières entre “nous” (les gens cultivés, ceux qui ont le monopole du capital symbolique) et les autres».
 
L'écriture inclusive peut-elle encore évoluer ?
Cette forme d'écriture est arrimée à des considérations d'ordre moral. Or, on le sait, la morale évolue avec le temps. Cela impliquerait que les règles grammaticales et orthographiques évoluent de concert. C'est d'ailleurs actuellement largement le cas. Le point médian, manifestation typographique de l'écriture dite «inclusive», est déjà contesté pour n'être qu'insuffisamment inclusif vis-à-vis de ceux qui récusent la binarité de genre. En effet, il consiste à décliner systématiquement les marques grammaticales du féminin et du masculin, comme ici avec «citoyen·ne». Or, certains militants dont il est question estiment que l'exclusion des personnes non binaires est une forme de domination à leur encontre.
 
Le néologisme «iel» est aussi battu en brèche puisqu'il est une contraction de «il» et de «elle». Les militants égalitaristes lui préfèrent souvent «ol» ou «ul» pour effacer toute référence au genre. Ce n'est là qu'une illustration de ce qu'il en coûte de faire fluctuer une langue en vertu de critères moraux ou politiques, fussent-ils les mieux intentionnés au départ.
 
Peut-elle absorber d'autres combats wokes, comme l'égalité entre les «races» ?
C'est certain ! Après la neutralité de genre, la prochaine étape sera probablement de tenter de neutraliser les manifestations «raciales» dans la langue : ainsi, certaines universités américaines ont déjà banni des expressions comme «jeudi noir» de leurs cours d'économies. De même le New York Times impose-t-il l'emploi d'une majuscule au mot «Black» mais d'une minuscule à «white», au motif que cela contribuerait à «rééquilibrer» les injustices raciales présentes dans la société américaine. On est bien là dans une fuite en avant qui induit une déstabilisation de notre langue sous l'effet de vertus morales radicales qui évolueront forcément, à la discrétion de minorités vindicatives.
 
Comment expliquez-vous que la langue française soit devenue un champ de bataille idéologique ?
Presque toutes les langues du monde occidental sont concernées. Cela s'explique de trois manières. Il existe en premier lieu une forme de déclin culturel de l'Occident qui touche la langue comme composante de la culture : Boualem Sansal l'exprime très bien dans notre ouvrage. Deuxième élément d'analyse : nous assistons à une période d'opposition importante entre une vision ultraprogressiste et déconstructiviste de la société et une vision plus conservatrice, centrée sur les valeurs de celle-ci. Les élections de ces dernières années en Europe et aux États-Unis l'attestent.
Enfin, il faut comprendre que nous atteignons en Occident l'aboutissement du processus d'égalitarisation sociale entre les citoyens dans les domaines du droit. Le combat de certains se poursuit désormais sur le plan des représentations et des habitus sociétaux. C'est un invariant de toutes les causes politiques : quand les droits civiques sont acquis, les combats deviennent plus symboliques.
 
Est-ce réactionnaire de rejeter cette écriture ?
C'est en tout cas ce que d'aucuns essaient de faire croire… Les militants les plus radicaux, majoritairement adeptes des thèses de la déconstruction, défendent une vision ultraprogressiste du monde. De fait, quand on s'oppose à cela ou que l'on émet des réserves comme nous le faisons, on risque d'être qualifié de réactionnaire par comparaison. C'est un procédé quelque peu malhonnête. La liste des contributeurs du livre l'atteste, par exemple : ces derniers viennent d'horizons politiques différents, mais ont en commun une vision universaliste et humaniste du monde. Ils sont par ailleurs liés par un même attachement à la langue, attachement qui transcende les clivages politiques usuels.
 
Faut-il figer la langue française ?
Non, et on ne le peut pas. Il n'est de toute façon ni possible ni souhaitable de s'opposer à la libéralité des usages privés, quels qu'ils soient. La langue s'enrichit de manière organique, par contacts, tentatives et échecs. En revanche, les usages privés sont à dissocier des emplois administratifs, scolaires, voire professionnels, qui, pour leur part, exigent stabilité et intelligibilité.�
  • Illustration : L'écriture inclusive, et notamment l'utilisation du point médian, divise. © Bruno Levesque / MAXPPP / IP3 PRESS
Peut être une image de téléphone, écran et texte
 
 
 


17/11/2022
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