ENTRETIEN. Le député socialiste de la 4e circonscription de l’Eure (Nupes) exhorte la gauche à ne pas laisser le Rassemblement national récupérer ses thèmes.

Philippe Brun : « Le logiciel de la gauche est absorbé par l’extrême droite »
ENTRETIEN. Le député socialiste de la 4e circonscription de l’Eure (Nupes) exhorte la gauche à ne pas laisser le Rassemblement national récupérer ses thèmes.
Deux faits honorent Philippe Brun. Le jeune député socialiste peut se targuer d'avoir empêché le RN de faire carton plein dans l'Eure – toutes les autres circonscriptions ayant basculé dans l'escarcelle du parti de Marine Le Pen. « C'est un honneur mais aussi un avertissement », prévient-il. En s'emparant de la question sociale, le RN est en train d'« absorber » la gauche, estime-t-il. Aussi invite-t-il ses camarades de la Nupes à ne pas avoir de tabou : il faut parler d'insécurité culturelle, d'immigration, d'identité sociale.
Le deuxième fait relève de l'ordre du symbolique. Son bureau, situé dans l'aile du Palais Bourbon historiquement réservée aux députés socialistes, était occupé par François Mitterrand lorsque l'ex-président socialiste siégeait encore sur les bancs de l'Assemblée. Près de cinquante ans après l'adoption du « Programme commun », Philippe Brun estime que, malgré quelques divergences de fond, ce qui réunit les signataires de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) est plus puissant que ce qui les oppose. Pour contrer la percée du RN, il faut, estime-t-il, que la gauche rende vivante « la promesse jaurésienne d'aller à l'idéal et de comprendre le réel ».
Le Point : Le jour de la commémoration de la rafle du Vél d'Hiv, la députée Insoumise Mathilde Panot a suscité l'indignation de la majorité et d'une partie des élus socialistes en accusant le président de la République d'avoir « rend[u] honneur à Pétain et [à] 89 députés RN ». Comment qualifier ce tweet ?
Philippe Brun : C'était à l'évidence une erreur. Mathilde Panot n'aurait pas dû attaquer le chef de l'État en ces heures de commémoration du funeste quatre-vingtième anniversaire de cette rafle au cours de laquelle 12 884 Français furent arrêtés avant d'être, pour certains, déportés puis exterminés. Je ne crois pas, en revanche, comme cela a été beaucoup dit, que l'on puisse qualifier ce tweet d'antisémite. Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons pas nous permettre de nous diviser en ces moments de communion nationale et devons collectivement veiller à ne pas nous laisser emporter par ces dérives politiciennes. Les Français ne veulent pas de ces postures.
Certains députés de la Nupes se sont fait remarquer en tapant des mains sur les tables lors de la déclaration de politique générale d'Élisabeth Borne, en alpaguant bruyamment la Première ministre ou en organisant, le même jour, un faux mariage entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen devant le Palais Bourbon. Ces comportements ne risquent-ils pas de vous décrédibiliser ?
Non, tout cela me semble assez anecdotique. Qui connaît l'histoire de notre Parlement sait qu'il n'a jamais été un havre de paix. L'Assemblée nationale a toujours été le lieu d'échanges musclés, d'outrances et de confrontations quelquefois déraisonnables. On caricature La France insoumise, mais on oublie les agitations ridicules de la droite lors de l'examen du projet de loi défendant le mariage pour tous. Par ailleurs, j'ai vu qu'Éric Ciotti avait demandé à Mme Braun-Pivet de modifier le règlement de l'Assemblée pour rendre le port de la cravate obligatoire pour les hommes. C'est un mauvais procès. Tous les députés Insoumis qui siègent à mes côtés sont en costume-cravate.
L'enjeu général, au-delà de la question du style vestimentaire, c'est que les Français attendent de nous d'être dignes et de les représenter. Les Français savent aussi que l'opposition n'a certainement jamais eu autant de pouvoir que depuis l'invention du fait majoritaire en 1962. Jean-Luc Mélenchon, en créant la Nupes, a eu le mérite de faire renouer la gauche avec la sincérité, ce qui nous a permis de nous reconnecter aux classes populaires des centres urbains. Il nous faut maintenant, vous avez raison, gagner la bataille de la crédibilité. Nous devons absolument être davantage crédibles sur les questions régaliennes, budgétaires et financières. On a fait une percée en passant de 70 à 150 députés. Pour passer de 150 à 289 [seuil de la majorité absolue, NDLR], il faut que le programme de l'union de la gauche soit crédible.
On sait que les classes populaires sont les premières victimes de l’insécurité.
La gauche est-elle crédible sur les questions de sécurité ?
Elle ne l'est pas suffisamment. Nous avons trop longtemps renoncé à parler d'insécurité, comme des sujets d'éducation ou de services publics. Les sujets sociétaux sont importants, mais la gauche doit revenir à son ADN : la question sociale. On sait que les classes populaires sont les premières victimes de l'insécurité. Qu'un grand nombre de nos anciens électeurs aient décidé de basculer au Rassemblement national doit nous interroger et nous inciter à aller à la reconquête des oubliés de notre pays.
Quand dateriez-vous ce basculement du social au sociétal ?
C'est une tendance de long terme qui s'est accélérée durant le quinquennat de François Hollande. Il était, en 2012, le candidat des ouvriers et avait récolté 70 % de leurs suffrages au second tour de l'élection présidentielle. Mais François Hollande a appliqué la note Terra Nova qui préconisait d'abandonner les classes populaires au profit des diplômés des centres-villes et des minorités des quartiers populaires. Or, il a oublié que, si la gauche perd les classes populaires, elle se perd elle-même. On le voit aussi ailleurs en Europe, comme en Italie, où la gauche s'effondre. J'espère que nous sommes en train de nous rendre compte que la gauche disparaît quand elle perd les gens pour lesquels elle est censée se battre.
Gardons-nous toutefois de faire de l'anti-intellectualisme. Il ne s'agit pas de dire que les débats sociétaux sont inintéressants, bien au contraire. Mais quand on ne fait que parler de ces sujets, on désespère ceux qui nous regardent. À Louviers, dans la circonscription dans laquelle j'ai été élu, les gens se fichent royalement de l'écriture inclusive ou de l'autorisation du port du burkini dans les piscines municipales. En revanche, on ne parle jamais, par exemple, des femmes seules. En France, 25 % des familles sont monoparentales et 83 % de ces parents sont des femmes ! Ce sujet est totalement mis de côté, alors que c'est LE sujet social de notre pays. Les nouveaux pauvres de notre pays sont les femmes seules avec enfants. De manière générale, les classes populaires sont invisibilisées. On se retrouve avec une majorité invisible. Je n'ai jamais vu un seul téléfilm sur un ouvrier ou sur une famille modeste…
Cette confusion entre les bavures dont se rendent coupables certains policiers et l'institution policière, généreusement entretenue par les chaînes d'information en continu qui ont diffusé cette phrase en boucle sans en expliquer le contexte, est très dangereuse. Au deuxième tour, tous les députés de gauche ont passé leur temps à expliquer qu'ils étaient favorables à l'ordre républicain et conscients de la nécessité d'une autorité publique capable de protéger les Français. Au risque de se priver des ouvriers, des employés, des caristes, des préparateurs de commandes, des caissières et des aides-soignantes, la gauche doit changer de discours.
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Il ne faut pas renoncer à traiter les sujets d'insécurité culturelle et d'immigration, tout en prenant le soin de séparer ces deux questions. La poussée de l'ultralibéralisme et l'individualisation croissante de notre société créent un vrai sujet d'identité. Il n'y a plus d'identité sociale, plus de fierté d'appartenance à une corporation. On n'a plus de structure familiale : beaucoup de divorces, de séparations et de familles recomposées. Pas ou peu, enfin, d'identité territoriale. En occupant ce vide, le Rassemblement national est en quelque sorte le monstre de cette quête d'identité. C'est le stade suprême de l'édifice individualiste construit depuis 1968. La gauche doit quant à elle être le parti de l'anti-individualisme, reparler de commun, de solidarité, de République, et aussi de patrie.
En juillet 2016, Michel Rocard livrait son testament politique au Point. L'ex-Premier ministre affirmait que la gauche avait perdu la bataille des idées, partageant d'ailleurs l'opinion de Régis Debray. La partagez-vous aussi ?
Je la partage tout à fait. La gauche était en effet en train de sombrer, mais elle a été sauvée par une personne, qui a mené la bataille des idées et a tenu une ligne politique singulière pendant près de treize ans : Jean-Luc Mélenchon. Je ne suis pas mélenchoniste, mais il faut reconnaître que, sans lui, la gauche française serait au niveau de la gauche italienne. On est en train de remettre la question des inégalités et du rapport de force économique au cœur du débat.
Le problème de la gauche, c'est que son logiciel est absorbé par l'extrême droite. À une foire, dans ma circonscription, une dame m'a dit : « C'est très bien ce que vous dites, mais pourquoi n'allez-vous pas au RN ? » Le Rassemblement national prospère parce que c'est le seul parti à donner une visibilité aux classes populaires. En réalité, le RN singe le programme de la gauche. Ils essaient, en vain, d'absorber nos thèmes. Mais, quand on creuse un peu, on s'aperçoit qu'ils n'ont de socialiste que l'apparence. Ce mercredi [mercredi 20 juillet, lors de l'examen du projet de loi d'urgence sur le pouvoir d'achat, NDLR], ils ont massivement voté contre la revalorisation du smic à 1 500 euros.
Pour mettre fin à cette tromperie, il faut que nous rendions vivante la promesse jaurésienne d'aller à l'idéal et de comprendre le réel. Jean-Luc Mélenchon en est capable, car il est philosophiquement socialiste. C'est la raison pour laquelle je crois que les deux grandes forces de la Nupes sont le PS et LFI. Nous nous entendons bien, car nous avons la même vision du monde. Nous savons que le moteur principal de l'histoire, c'est l'exploitation de l'homme par l'homme. Ce qui nous différencie des écologistes, même si l'essentiel nous réunit, c'est qu'eux considèrent que le moteur de l'histoire, c'est l'exploitation de la nature par l'homme. Je ne doute pas pour autant que nous parviendrons à trouver un chemin commun.
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A propos du fameux amendement de Courson retiré dans la nuit de mardi à mercredi:
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