2117-La parole est elle trop ou pas assez libre ? 6 posts

«Politiquement correct, déchainement des réseaux sociaux: la parole est-elle trop ou pas assez libre?»

  • par Eugénie Bastié, pour Le Figaro - janvier 2023
Quand la parole détruit , un essai passionnant sur le pouvoir mortifère des mots, qui questionne notre rapport à la liberté d’expression.
 
«Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites!/ Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes./Tout, la haine et le deuil!»: Dans son célèbre poème Le Mot, Victor Hugo alerte contre l’invincible contagion de la calomnie, le pouvoir venimeux du langage. Le livre de la journaliste Monique Atlan et du philosophe Roger-Pol Droit Quand la parole détruit nous plonge dans cette problématique passionnante et universelle.
 
N’en déplaise aux antispécistes, le langage est bien le propre de l’homme. Car, contrairement aux cris des animaux, le langage humain n’est pas inné, mais acquis, il n’est pas unique, mais incroyablement divers, et il n’est pas figé à jamais, mais en constante évolution. «Nous ne sommes hommes et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole», écrit Montaigne. C’est pourquoi, dans presque toutes les grandes civilisations (à l’exception notable de la Chine, où le silence est roi), le pouvoir à la fois salutaire et mortifère de la parole est central. Comme l’écrit La Fontaine dans sa fable sur la vie d’Ésope, la langue est à la fois ce qu’il y a de meilleur, «le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison», et ce qu’il y a de pire, «la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres».
 
La parole peut sauver: «Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous», dit l’Évangile. Mais la parole peut aussi tuer. L’exemple le plus direct et le plus frappant, rappelé par les auteurs, est celui de la Radio-Télévision libre des Mille Collines, qui appela au meurtre des Tutsis et contribua de façon déterminante au génocide du Rwanda, en 1994. Le contrôle de la langue est essentiel à l’édification des totalitarismes. Déjà, chez Platon, la redéfinition du langage fait partie du programme de la cité idéale, où les enfants appellent «mamans» toutes les femmes et «papas» tous les hommes. Mais ce n’est qu’au XXe siècle, avec l’entrée dans l’ère des masses, que cette possibilité totalitaire prend corps. Dans LTI, la langue du IIIe Reich, le dissident Victor Klemperer a bien montré la manière dont le IIIe Reich a employé la langue pour insidieusement formater les esprits.
 
Si la calomnie, l’injure, le complotisme, la méchanceté sont aussi vieux que l’humanité, avec le numérique nous avons basculé dans une nouvelle ère de la parole. Ce qui nous guette est moins le totalitarisme, c’est-à-dire l’imposition par un État tout-puissant d’une propagande unique, qu’une décomposition, une implosion de la langue. Et une viralité de son poison. «Nous sommes immergés dans un flot de paroles inédites», notent les auteurs. Cette logorrhée nous noie. Il n’y a plus de hiérarchies, plus de frontières, mais une polyphonie stridente, une cacophonie assourdissante, un magma où se mêlent le langage SMS assaisonné de globish et de smileys, le flot d’injures déversées anonymement sur les réseaux sociaux, la langue technocratique, et même - innovation vertigineuse - la langue des machines, qui est en train de faire perdre son privilège à l’homme. On peut parler à son frigo et se faire lire le journal par un robot. La libération de la parole, saluée quand elle permet la révolution féministe de #MeToo, a pour revers le lynchage sans appel, la fin de l’oubli, la substitution du tribunal médiatique aux règles du droit. Nous sommes entrés dans l’ère de la grande équivalence: «Équivalence des contenus, celle des paroles entre elles, celles des paroles avec leurs auteurs.»

«Supprimer l’anonymat sur les réseaux sociaux abaisserait mécaniquement le niveau de violence. En contrepartie de cette responsabilisation des opinions, il faut garantir et renforcer la liberté d’expression.»

 
Monique Atlan et Roger-Pol Droit, qui avaient publié un précédent ouvrage remarqué, Le Sens des limites, où ils affirmaient la nécessité de réinstaurer certaines frontières inhérentes à la condition humaine, plaident dans cet essai pour la mise en œuvre une nouvelle éthique de la parole. Ils invitent à réaffirmer le sens de la responsabilité, à rééquilibrer la relation entre émotion et raison, à retrouver le sens des formes et de la retenue. Bref, à renouer avec la civilisation, qui est aussi, profondément, une conversation.
 
Piégés par leur sens louable de la modération, ils n’osent pas demander franchement la levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux. Il le faudrait, pourtant. «Un ennemi, c’est quelqu’un avec qui vous n’avez pas encore pris le temps de déjeuner», disait Edgar Faure. Au temps du numérique, non seulement on ne croise pas le regard de celui qu’on injurie, mais on peut se permettre de le faire masqué. Supprimer l’anonymat abaisserait mécaniquement le niveau de violence. En contrepartie de cette responsabilisation des opinions, il faut garantir et renforcer la liberté d’expression.
 
Car c’est là l’angle mort de ce livre pourtant dense et charpenté: le politiquement correct. Seules quatre pages sont consacrées aux dérives du mouvement woke, qui «traque et cible le vocabulaire et la grammaire», notamment à travers l’écriture inclusive. Pourtant, le revers de la libération de la parole contemporaine est aussi l’euphémisation du langage et même la censure. Il est vrai que les mots tuent, mais l’extension illimitée de ce principe conduit au procès d’intention qui voit dans chaque généralité une essentialisation. C’est au nom de cette expression, «les mots tuent», que des militants LGBT ont censuré la philosophe Sylviane Agacinski à Bordeaux en 2019, jugeant que ses critiques de la PMA et de la GPA relevaient de l’homophobie. Chaque jour, des opinions sont jugées devant les tribunaux. Dernier cas en date, celui de Michel Houellebecq, attaqué par la Grande Mosquée de Paris pour «provocation à la haine contre les musulmans».
 
«On ne saurait confondre la rudesse des débats avec la parole destructrice», notent cependant les auteurs, sans jamais tracer précisément où se trouve la frontière. Et pour cause, celle-ci est difficilement cernable. Elle doit relever de l’éthique personnelle plutôt que de la loi générale. Et les auteurs ont parfaitement raison d’en appeler d’abord à la responsabilité et à la vigilance individuelles. Il nous faudrait tous adopter ce principe de Saint-Exupéry:«On ne condamne personne chez moi pour un mot qu’il a prononcé ou une connerie qu’on a racontée sur lui. On y ignore les délits d’opinion.»�
  • Illustration : Monique Atlan et Roger-Pol Droit présentent leur essai «Quand la parole détruit», éditions de l’Observatoire, janvier 2023, 297 pages, 22€ (papier) 14,99 € (numérique).
Peut être une image de 2 personnes et texte qui dit ’Monique ATLAN Roger-Pol DROIT Quand la parole détruit Jbservatoire t bservatoire’
 
 


09/01/2023
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