Il est pour quand, le monde d’après ? L’expression a surgi dès le début de la crise, prenant au mot la tonitruante déclaration présidentielle sur l’avènement d’un «jour d’après» qui «ne sera pas un retour au jour d’avant». Seulement entre la menace épidémique, pas encore dissipée, et les premiers effets du choc économique, les tenants d’un changement de modèle pressentent le risque du contretemps. Les Français sont-ils prêts à entendre parler d’un «après», fut-il plus écologique et solidaire, à l’heure des plans sociaux qui se profilent et des fins de mois encore plus difficiles ?

A peine confiné, tout le monde s’est précipité pour enterrer, à coups de tribunes et de consultations, un vieux modèle finissant et prendre date pour quand l’épidémie sera vaincue. Politiques, leaders syndicaux et associatifs, people, tous atteints par une graphomanie enthousiaste. Après une tribune titrée «Plus jamais ça», des ONG et syndicats (Greenpeace, Alternatiba, Oxfam, Attac, CGT) ont mis sur la table 34 propositions pour une sortie de crise sociale et écologique. La Croix-Rouge, le WWF et Make.org ont lancé une consultation, «Inventons le monde d’après». Forcés de reporter en juin leur session finale, les 150 de la convention citoyenne sur le climat ont dégainé début avril une première salve de mesures et demandé que la réponse à la crise ne vienne pas «accélérer le dérèglement climatique». Des personnalités, comme le réalisateur Cyril Dion et la maire (PS) de Paris Anne Hidalgo, ont imaginé un «scénario démocratique pour le monde d’après». Et les 55 organisations du Pacte du pouvoir de vivre (CFDT, Fondation Nicolas Hulot), ont prôné la tenue d’une «conférence de la transformation écologique et sociale» avant l’été.

 
 

«Le temps est venu», comme Nicolas Hulot l’a récité (cent fois!) dans une tribune au Monde ? Pas si simple. «Au début, beaucoup imaginaient une crise passagère donc ils se projetaient très rapidement sur le monde d’après. Mais non. C’est une catastrophe. Les lendemains seront difficiles», prévient le premier secrétaire du PS, Olivier Faure. Le délégué général de LREM, Stanislas Guérini, veut aussi éviter l’écueil du faux départ : «L’opinion est encore marquée par le coronavirus. On doit veiller à ne pas être en décalage, à bien manier la temporalité de l’urgence et celle de la reconstruction.» Pour autant, les partis aussi ont commencé à mouliner des idées pour se projeter au-delà du court terme.

De Zooms en boucles

Depuis le début de la crise, les gauches parlent au futur sur Zoom. Il y a des groupes et des sous-groupes. «Le moindre groupuscule organise des réunions pour proposer des idées», rigole le député européen Emmanuel Maurel. Des boucles aussi : «Arc-en-ciel», qui réunit notamment écologistes et insoumis ; «Initiative commune», qui mêle entre autres socialistes et écologistes, et «Big bang», du nom du collectif lancé par l’insoumise Clémentine Autain et la communiste Elsa Faucillon. Dans ces boucles, on peut également croiser des syndicalistes, des «intellos» et différentes figures d’ONG. L’ancien socialiste frondeur Christian Paul et le journaliste Guillaume Duval ont réussi à faire signer un texte à 150 têtes – sauf celles de la France insoumise. Ils donnent rendez-vous à l’automne pour un événement visant à construire un «projet commun» en vue des prochaines élections.

 

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La France insoumise participe à quelques échanges mais refuse de s’engager officiellement. Pas fan des discussions autour du «monde d’après», Jean-Luc Mélenchon répète que «c’est aujourd’hui qu’il faut changer les choses». Pendant ce temps, l’écologiste Julien Bayou propose une rentrée commune qui mêle les politiques, les syndicats et les ONG autour de l’appel «Plus jamais ça, préparons le jour d’après.» «Ça peut paraître banal mais ce n’est pas rien de mettre à la même table Greenpeace et la CGT !», souligne le secrétaire national d’EE-LV. Ces démarches lancées tous azimuts se ressemblent. Une compétition qui ne dit pas son nom autour des mêmes idées : nouveau modèle de protection sociale, revalorisation salariale des revenus modestes, loi de programmation pour l’hôpital et les Ehpad, conditionnalité des aides aux entreprises, «prime climat» pour la rénovation énergétique, et des financements pensés avec le retour de l’ISF et la fin des traités de libre-échange à la sauce libérale.

 

A la lisière de la majorité, c’est aussi le chemin transpartisan qu’on emprunte. Après un mois de consultation sur leur plateforme nommée «le jour d’après», 66 parlementaires issus de divers bancs et emmenés par les ex-marcheurs Matthieu Orphelin, Paula Forteza et Aurélien Taché, ont aussi dégagé trente propositions, comme un plan de rénovation énergétique des logements, la taxation des «emballages inutiles» et non recyclables, un investissement des collectivités territoriales dans la transition écologique renforcé à hauteur de 10 milliards d’euros en trois ans. Des solutions qui figurent parmi les pistes que veut porter le nouveau groupe, Ecologie démocratie solidarité, créé la semaine dernière à l’Assemblée nationale.

Le «monde d’après» vexe le «nouveau monde»

Les députés LREM ont, eux, cogité dans le couloir de leurs commissions et une synthèse doit en sortir fin mai-début juin. Et le parti a monté dix groupes thématiques avec ateliers locaux et consultation des adhérents pour une remise de copie fin juin. «Il faut un grand plan d’investissements publics pour des projets orientés sur la transition écologique et on doit entrer dans une relation plus exigeante avec les entreprises: assumer des aides à la compétitivité mais en les conditionnant à des transformations», préconise Stanislas Guérini. Mais ceux qui se targuaient en 2017 d’incarner un «nouveau monde» goûtent peu l’appellation de «monde d’après» qui les met sous pression. «Cela laisse croire à un basculement binaire», écarte Guérini. A défaut d’une doctrine solidement défini, les marcheurs mettent en avant leur pragmatisme. «D’autres sont plus libres de ne faire que parler. Nous, on est dans l’action», tacle Jean-Charles Colas-Roy (LREM), quand un autre moque «les 100 slogans, 15 priorités et trois coups de cuillères à pot». Roland Lescure (LREM) prône «quinze mois utiles» et «des plans d’action concrets. Un plan de rénovation thermique avec des objectifs clairs, par exemple. On doit montrer qu’on bosse, qu’on a des résultats.»

Pas question pour les écologistes d’être renvoyés au «camp des rêveurs» qui disserteraient sur un après «hors-sol» : «Il faut être crédibles et fermes sur le social et l’écologie, affirme Julien Bayou. On doit trouver une solution pour que les compagnies aériennes polluent moins mais tout en sauvant les emplois menacés.» D’autant que monte la crainte d’un marasme social : «Sur des questions stratégiques, comme la transition écologique, rien ne sera possible dans un pays en ébullition, s’inquiète un député LREM. Si le pays ne tient pas debout, il ne pourra encaisser aucun plan de reconstruction.» Au début de l’épidémie, de nombreux responsables parlaient du «monde d’après» avec des étoiles dans les yeux. Beaucoup le redoutent désormais «pire» que celui d’hier.

Laure Equy          ,     Rachid Laïreche