Edouard Philippe présentera dans deux semaines la stratégie de déconfinement en œuvre à partir du 11 mai. Selon l’OFCE, huit semaines de confinement se traduiront par une perte de 120 milliards d’euros pour l’activité française. Le nombre de salariés en chômage partiel va franchir la barre des 10 millions. Le 23 avril, les dirigeants européens se réunissent en visioconférence, avec à leur menu la situation de l’Italie.
« Il vaut mieux avoir la peste à Athènes, comme disait l’autre. » Ce propos, Emmanuel Macron le tient dans le huis clos du Conseil des ministres, le 15 avril. Certains membres du gouvernement ont consulté Google et découvert une allusion probable au récit, par Thucydide, de la peste qui a ravagé la cité hellénique en 430 avant J.C. Ils ont compris l’intention du président de la République : montrer que la France traite bien ses entreprises et ses salariés malades de la crise, en comparaison avec d’autres pays, où les unes et les autres sont jetés dans la faillite ou le chômage.
L’économie française est confinée depuis cinq semaines et le gouvernement ne lui ménage pas son aide, volant au secours à la fois des employeurs et de leurs salariés, mêlant soutien à l’offre et à la demande. Et cette attitude fait la quasi-unanimité dans la classe politique et chez les économistes. « La crise actuelle est une catastrophe pour les marges des entreprises, affirme Eric Heyer, directeur à l’OFCE. Il ne suffit pas de retarder le paiement de certaines créances, il faut potentiellement les annuler. Le choc économique a été provoqué par le gouvernement pour faire face à la crise sanitaire, il est normal que le coût soit supporté par la collectivité. » L’OFCE vient de publier une étude détaillée sur le sujet. Cette analyse, venant d’un institut qui critique durement la politique fiscale d’Emmanuel Macron depuis le début du quinquennat, est un bon indicateur du consensus économique.
Les macronistes, eux, vont encore plus loin. Ils ont beau se dire qu’un nouveau mandat a commencé pour le Président, quand ils regardent dans le rétroviseur, ils ne rougissent pas. « Les moments de rupture sont propices aux inventaires, dit Laurent Saint-Martin, rapporteur LREM du Budget à l’Assemblée nationale. Notre politique fiscale d’attractivité et de compétitivité a permis de créer des emplois en donnant plus de moyens aux entreprises pour investir et embaucher.»
La réforme du marché du travail, menée durant l’été 2017, accorde plus de possibilités de négociation au sein de l’entreprise. Jusqu’à présent, patronat et syndicats s’en sont assez peu saisis ; la reprise de l’activité et les nouvelles organisations du travail pour raisons sanitaires devraient peut-être les inciter à le faire davantage.
Depuis ses débuts, le macronisme présente deux visages : social-libéral en interne, keynésien et régulateur à l’international et en Europe. La partie domestique, très favorable à l’offre, a été mise en œuvre et elle appuie la politique actuelle d’aide aux entreprises. La partie extérieure valide les analyses de Macron, elle correspond bien aux nécessités du temps, plus de coopération, plus d’initiatives européennes, mais pas aux résultats : la parole du chef de l’Etat est restée vaine.
Nouvel arsenal. D’ailleurs, en matière européenne, le président de la République a déjà procédé à son propre ajustement, parlant davantage de souveraineté nationale qu’auparavant, alors qu’il mettait surtout en avant la souveraineté européenne. Lui qui, ministre de l’Economie, s’est battu pour un durcissement des règles de l’Union contre le dumping commercial de la Chine, ou président de la République, pour la taxation des Gafa, sera à l’aise dans le nouvel arsenal né de la crise : relocalisation d’activités stratégiques, autonomie sanitaire ou raccourcissement des chaînes de valeur. Le défi sera dans l’art d’exécution.
Le deuxième temps de la crise s’annonce plus difficile. Jusqu’où mener la politique de soutien aux entreprises ? Certaines sont viables, elles peuvent afficher ponctuellement un mauvais bilan, mais avoir un bon potentiel ; pour d’autres, ce sera le contraire et la question de leur survie se posera. « Il faudra définir une doctrine et des instruments adéquats, constate Jean Pisani-Ferry, économiste et co-responsable du programme de Macron en 2017. Refaire de la bonne vieille politique industrielle comme du temps de la sidérurgie. Cela suppose un consensus politique et de ne pas se lancer dans des guerres de subvention qui seraient absurdes. »
Ce débat se doublera d’un autre, sur la demande. Elle est soutenue par la politique actuelle (larges possibilités de chômage partiel, aides aux indépendants, prime aux précaires, suspension de la réforme de l’assurance-chômage, etc.), mais ces dispositifs vont limiter les dégâts sans les supprimer : ne faudra-t-il pas d’autres mesures en faveur des ménages ?
Si les politiques de relance se poursuivent, tôt ou tard arrivera la question des finances publiques. Aujourd’hui, l’argent est magique ou presque. Les leçons de la crise de 2008 ont été apprises, en particulier par Emmanuel Macron qui a eu à en gérer les conséquences comme secrétaire général adjoint à l’Elysée de 2012 à 2014 : il ne faut pas remettre de l’ordre dans les comptes trop tôt comme l’a fait la France en 2011.
Ajoutons que dans l’esprit d’Emmanuel Macron, la dynamique économique prime sur l’orthodoxie budgétaire. Si, en 2017, il a œuvré pour ramener les déficits publics en dessous des 3 % du PIB, c’est pour des raisons politiques : afficher des comptes en ordre afin de parler d’égal à égal avec l’Allemagne dans le concert européen. Cela n’a pas servi à grand-chose, l’Allemagne n’a guère répondu à ses propositions de refondation européenne.
Rappel à l’ordre. Aujourd’hui, le rappel à l’ordre peut venir par la voie financière : l’Italie est un pays très exposé au risque de la dette et son sort financier va se discuter lors d’un Conseil européen, le jeudi 23 avril. Il peut aussi venir de la politique. Déjà, une petite ambiance « mais tout ça coûte vraiment cher » perce au sein du gouvernement. L’aide aux plus précaires, annoncée le 13 avril, a fait l’objet de longs débats et il a fallu la force de conviction de Julien Denormandie, le ministre chargé de la Ville et du Logement, pour emporter le morceau.
A l’Assemblée, une partie de la majorité est travaillée par d’autres préoccupations. Ecologique en particulier. Lors de la discussion, le 17 avril, du projet de loi de finances rectificative, certains députés ont voulu lier la recapitalisation des entreprises en difficulté à leur attitude dans la lutte contre le réchauffement climatique. « Je suis favorable à la décarbonation, dit Laurent Saint-Martin. Mais demander à Air France de s’engager à réduire son empreinte carbone de manière brutale est impossible. La priorité, c’est d’éviter la faillite. »
Le décalage idéologique entre l’exécutif et sa majorité, prompte à mettre banques, assurances et distributeurs au banc des accusés, risque de se creuser. Avec comme toujours, le retour du débat fiscal. La suppression de la taxe d’habitation pour les foyers les plus aisés (20 % des contribuables) ainsi que celle de l’ISF seront probablement discutées. D’autres idées circulent comme celle d’un emprunt forcé. Au moment du mouvement des Gilets jaunes, Emmanuel Macron avait résisté à l’offensive en faveur du rétablissement de l’ISF consentant seulement, le 25 avril 2019, à une évaluation des effets de sa suppression, en 2020. Avec promesse de corrections si nécessaire.
La construction du troisième pilier est la plus problématique, c’est ce fameux monde d’après que Macron appelle à réinventer. C’est cet après qui bouscule le logiciel macronien, ce que le chef de l’Etat a reconnu lors de son allocution du 13 avril. « Emmanuel Macron est aussi à l’aise pour penser Etat que le marché, c’est pour penser la société qu’il est moins bien outillé, analyse Jean Pisani-Ferry. Or nous sommes confrontés à des sujets qui ne relèvent pas seulement de la responsabilité individuelle ou de l’action publique, mais testent l’intelligence collective des sociétés. En France, la nôtre est faible ; chez nous, c’est l’Etat qui prime. »
Emmanuel Macron est un adepte des théories de l’économiste indien Amartya Sen qui pense en termes de capabilité : l’idée est de donner à chacun les moyens de son émancipation individuelle. Le discours sur le refus de l’assignation à résidence, les politiques de dédoublement des classes de CP et de CE1, de formation tout au long de la vie, etc., sont des déclinaisons de ces orientations.
Or les sujets nés de cette crise demandent une démarche collective : la gestion de la crise sanitaire – je dois faire confiance à l’autre pour l’application des mesures de sécurité ; et la reconnaissance sociale des salariés de la deuxième ligne, ceux qui exercent des métiers peu valorisés et si nécessaires.
Après la crise des Gilets jaunes, Macron avait rajouté «unir» à son diptyque « libérer et protéger ». Aujourd’hui, il complète avec « réparer ». « Le portage de l’économie est la priorité, reconnaît un proche du chef de l’Etat. Mais la crise actuelle est perçue comme une crise du vivant, on retrouve l’environnemental et les priorités du quinquennat : régalien et écologie. Il faut y ajouter la réparation sanitaire. » L’espoir paradoxal de ces supporteurs est que pour accomplir cette révolution contre lui-même, leur héros trouve les ressorts en lui-même et reparte comme en 40. Enfin, comme en 2015 quand il avait décidé de renverser la table.