Arroseur arrosé… La transparence dont se réclament les «gilets jaunes» – ils voulaient, par exemple, diffuser en direct leurs discussions avec le gouvernement – se retourne contre eux. Ou plus exactement contre l’un des plus connus d’entre eux : Christophe Chalençon, «référent» gilet jaune pour le Vaucluse. Ce grand démocrate a été enregistré à son insu en Italie par la chaîne de télévision 7. Ses propos valent leur pesant de cacahuètes : «Je sais que je risque beaucoup. Je peux me prendre une balle dans la tête à n’importe quel moment. Mais j’en n’ai rien à foutre. J’irai au bout de mes convictions, parce que s’ils me mettent une balle dans la tête, Macron il est passé à la guillotine. On est arrivé à un tel point de confrontation, que s’ils m’abattent, il est mort aussi. Parce que le peuple il rentre dans l’Élysée et il démonte tout. Lui, sa femme, et toute la clique. On est plusieurs comme ça. S’ils en touchent un, on a des gens, des paramilitaires qui sont prêts à intervenir parce qu’ils veulent aussi faire tomber le pouvoir. Donc aujourd’hui tout le monde est calme, mais on est à la limite de la guerre civile. Donc soit il y a une solution politique très rapidement, parce que derrière il y a des gens qui sont prêts à intervenir de partout.»

On dira qu’il s’agit d’un délire marginal prononcé par un individu isolé qui ne représente que lui. Hum ! Chalençon est l’un des premiers porte-parole du mouvement, il est intervenu maintes fois sur les chaînes d’info, il a envisagé de se présenter aux Européennes, il a pondu des communiqués pour réagir aux déclarations officielles, etc. Et surtout, il faisait partie de la délégation de gilets jaunes que le vice-président du Conseil italien, Luigi Di Maio, a rencontrée subrepticement pour marquer sa solidarité et souligner les points communs entre les gilets jaunes et le Mouvement Cinq Etoiles qui codirige l’Italie. Pas exactement un marginal de la protestation. On dira encore que dans ce mouvement, personne ne représente personne. Mais cela revient à dire que tout le monde représente tout le monde, et donc que Chalençon le fait comme les autres. Il faut bien s’accrocher à quelque chose pour comprendre ce que veulent les manifestants. Pourquoi pas Chalençon ?

Sa puissante déclaration est intéressante parce qu’elle déroule parfaitement un raisonnement qu’on retrouve souvent, sous une forme ou sous une autre, dans les déclarations publiques de ces représentants qui ne représentent personne mais parlent au nom de tout le monde.

1) Le complotisme : l’Etat français pourrait bien avoir décidé de faire assassiner d’une «balle dans la tête», une des figures éminentes des gilets jaunes (supposition grotesque assénée d’un ton péremptoire). Autrement dit, cet Etat prétendument démocratique n’en est pas un, mais se comporte comme la pire des dictatures. Idée largement répandue, bien au-delà des cercles gilets jaunes, dont on peut facilement déduire le prolongement : si la démocratie n’est pas démocratique, les moyens illégaux ou violents utilisés contre elle sont légitimes.

2) La violence verbale et physique : en représailles, Macron sera «guillotiné» (une paille…), son épouse sera «démontée» (?) et les «paramilitaires» interviendront pour prendre le pouvoir (!).

3) L’appel à l’insurrection : si nos revendications n’aboutissent pas, «il y a des gens qui sont prêts à intervenir de partout».

Ridicule, évidemment, mais significatif de l’état d’esprit ambiant. Comme par le passé (les ligues dans les années 30, les communistes dans les années 50, quand ils distinguaient démocratie «formelle» et démocratie «réelle», etc.), on décrète que la République est un régime Potemkine, ouvert en façade, tyrannique en fait. Chalençon le dit de manière outrancière, mais on retrouve ce raisonnement chez nombre de procureurs de «l’oligarchie» qui gouvernerait en fait le pays sous couvert d’institutions démocratiques, ou encore chez les contempteurs d’une classe politique réputée étrangère à la volonté du peuple, qu’il convient donc de «dégager» par toutes sortes de moyens (voir les attaques directes contre la personne ou le domicile des députés, qui se multiplient depuis quelques semaines). On prétend vouloir une «démocratie directe». Mais il apparaît surtout que cette exigence a pour but de dégommer les pouvoirs en place au profit d’assemblées populaires (des soviets, disait-on en Russie) expéditives et brutales. Chalençon a d’ailleurs livré lui-même la clé de ses élucubrations : c’est lui qui a appelé à la rescousse un sauveur militaire en la personne du général de Villiers, promu à son corps défendant successeur de Boulanger. Quand le «démocratisme» débouche sur l’aspiration autoritaire.

Laurent Joffrin  Directeur de la publication de Libération