De mouvement de protestation anti-fiscale, les gilets jaunes ont tourné au réceptacle de souffrances sociales, puis sont devenus un mouvement politique de fait, en ce sens qu’ils portent un projet global à la fois économique, social et institutionnel. Pourquoi pas, après tout ? Cependant, l’installation dans le jeu politique, quand bien même l’on prétend remettre en question ses règles, ce serait au préalable accepter la confrontation publique qui ne soit pas celle des coups de force, des coups de gueule ou des simulacres de coups d’Etat fomentés par des quarterons de factieux, mais l’échange d’arguments avec des contradicteurs dans le cadre de débats organisés de façon impartiale. C’est admettre aussi qu’en dernière analyse, s’il faut trancher entre des lignes contradictoires, on n’a jamais inventé rien de mieux que la démocratie, qui repose sur le vote citoyen universel.
L’inscription des gilets jaunes dans la durée autrement que par la tragi-comédie d’actes numérotés ne paraît pas à ce jour la plus perceptible. La mobilisation hebdomadaire a repris un peu du poil de la bête (de 30 000 le 29 décembre à 50 000 samedi, aux dires mêmes du ministère de l’Intérieur), mais il y a un hiatus croissant entre le chiffre des manifestants et l’absolue conviction de représenter le peuple « souverain », d’où ce refus péremptoire de toute forme de discussion avec un pouvoir sommé de se soumettre ou de se démettre. Faut-il rappeler que 50 000 manifestants, c’est deux à trois fois moins qu’une mobilisation nationale ratée de la CGT ? Un peu court pour incarner « le peuple ». On rétorquera que l’opinion soutient les gilets jaunes, mais depuis 1995 au moins, tous les mouvements sociaux ont bénéficié de son soutien majoritaire. Une sorte de procuration envers ceux qui luttent, souvent interprétée comme la traduction de l’état latent de mécontentement et d’angoisse sociale d’un pays qui plus que tout autre est porté au pessimisme.
Lors des dernières élections professionnelles dans le privé et le public, il y a eu 7 millions de suffrages exprimés. Or aucun des syndicats qui pourraient se targuer d’être ainsi légitimés par une large part des populations modestes n’a jamais eu la prétention d’incarner seul le peuple.
Le mouvement des gilets jaunes se distingue par sa visibilité, son inventivité, mais aussi l’audace accrue en son sein de minorités violentes, tout cela contribuant depuis près de deux mois à saturer les images et le son des médias et alimenter des commentaires sans recul. Le risque est que cette surprésence devienne indexée sur une surenchère de revendications non négociables et d’actes illégaux. Franchir le pas de l’entrée en politique éviterait peut-être aux gilets jaunes d’être entraînés sur une pente de plus en plus glissante.