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Fin de parcours pour le modèle social français

        

En octobre 2016, je publiais une note de l’Institut de l’entreprise intitulée « Faut-il en finir avec le paritarisme ? ». Il n’était pas anodin qu’un think-tank regroupant beaucoup des plus grandes entreprises françaises et quelques fédérations professionnelles importantes accepte un diagnostic sans concession sur les compétences communes du patronat et des syndicats de salariés. Une telle publication aurait été probablement inenvisageable auparavant. Il y a quelques jours, Jacques Attali, intitulait l’un de ses points de vue « En finir avec le paritarisme ». Là aussi, il aurait été difficilement concevable il y a encore quelques années qu’une figure de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 porte un tel jugement sur un pilier central du modèle social français d’après-guerre. Lors de la campagne présidentielle de 2017, pour la première fois un candidat majeur a directement mis en cause plusieurs systèmes paritaires. Aujourd’hui président, son gouvernement vient d’annoncer la première évolution d’ampleur de l’un de ces mécanismes, en l’espèce le fonctionnement de la formation professionnelle. Si les décisions sont plus en retrait pour l’assurance chômage, l’universalisation et la nationalisation paraissent inévitables avec le basculement des cotisations salariales sur la CSG et la prise en charge des indépendants et des démissionnaires. La fin du paritarisme interprofessionnel est en marche.

 

En vérité, le paritarisme français n’a pas d’équivalent autour de nous. Nulle part les syndicats de salariés et d’entreprises ne gèrent seuls des masses aussi colossales qu’en France – autour de 140 milliards d’euros de budgets annuels. Nulle part ils n’ont également le pouvoir de décider de normes juridiques importantes qui vont s’appliquer à toutes les entreprises et à tous les salariés, même s’il faut parfois l’intermédiaire de la loi pour le mettre en œuvre. Paroxysme du système, en 2007, la loi Larcher leur a quasiment donné une prééminence sur la démocratie politique en matière sociale. Une forme de sacralisation également marquée par les grands « sommets sociaux » des quinquennats Sarkozy et Hollande.

 

Mais alors qu’il semblait à son apogée, l’effondrement du système paritaire était déjà en germes. D’abord parce que ses acteurs sont plus faibles que jamais. Les syndicats de salariés rassemblent très peu d’adhérents. Pour mesurer leur représentativité, un scrutin d’audience a été instauré dans les TPE, là où il n’y a pas d’élections de représentants du personnel (pour lesquelles les syndicats de salariés ont ailleurs le monopole de présentation de candidats au premier tour…). La deuxième édition a eu lieu fin 2016-début 2017, et moins de 8% des quelque 4,5 millions de salariés concernés se sont exprimés, encore moins que la première fois. La situation n’est pas plus brillante côté patronal. Le Medef a ainsi longtemps revendiqué environ 700 000 adhérents. La mesure officielle intervenue pour la première fois en 2017 n’en a recensé qu’environ 123 000, et la déception était de même nature pour les autres organisations. Et seules 12% des entreprises inscrites ont participé aux dernières élections aux chambres de commerce et d’industrie, en 2016. Et l’abstention croissante aux élections prud’homales du côté des salariés comme des entreprises a conduit l’Etat à y mettre un terme. Tout ceci contrastant avec des financements toujours plus plantureux de ces mêmes partenaires sociaux prélevés autoritairement sur les structures paritaires ou directement sur les salaires, donc sur les entreprises et les salariés.

 

La crise aura été un autre révélateur de la faiblesse du paritarisme. Les partenaires sociaux auront été incapables de faire face à son impact sur les systèmes de leur ressort. L’assurance chômage aura ainsi accumulé en quelques années plus de 35 milliards d’euros d’endettement, soit quasiment une année de cotisations. Sans la garantie de l’Etat, le système serait tout simplement en faillite. La situation est à peine meilleure pour les retraites complémentaires, à la grande différence que celles-ci avaient pu constituer des réserves auparavant. Surtout, face à tous les défis structurels ou organisationnels des mécanismes dont ils ont la responsabilité, les partenaires sociaux font preuve d’une incapacité pathologique à innover et à rénover. La formation professionnelle en était une caricature, où chaque grande négociation censée tout changer aboutissait à un peu plus de complexité et d’illisibilité, la préservation des structures semblant l’emporter sur toute autre considération. Le gouvernement en a pris acte en annonçant à ce sujet un salutaire « big bang ».

 

Des acteurs peu légitimes et affaiblis, des systèmes en banqueroute et usés, et peut-être plus encore un anachronisme patent. Alors que chaque entreprise est de plus en plus spécifique et surtout désireuse de créer sa propre identité et culture, notamment en matière sociale, quelle pertinence y a-t-il à maintenir en 2018 de vieux systèmes uniformes pour tout un secteur ou pire encore toute l’économie ? Pourquoi ajouter à un droit du travail et de la protection sociale déjà très prescriptifs d’autres obligations identiques pour tous et décidées par des organisations qui les représentent de moins en moins ? La loi El-Khomri et de manière plus ambiguë les ordonnances de 2017 ont d’ailleurs marqué cette nécessité de renvoyer au dialogue dans l’entreprise de nouvelles libertés. Mais il reste un écheveau considérable de normes et de prélèvements sociaux qui n’existent pas chez nos voisins et font de la France le pays où l’entreprise est la plus corsetée et prélevée en matière sociale. Au point que le surplus de dépenses publiques et parallèlement de prélèvements obligatoires en France par rapport aux moyennes européennes (sans même parler d’autres pays développés où ils sont encore beaucoup plus faibles) s’expliquent pour l’essentiel par un excédent de dépenses publiques sociales. Là où nos voisins font du facultatif au-delà de la couche de solidarité gérée par l’Etat, nous faisons du tout-obligatoire dans un système complexe entremêlant l’Etat et les partenaires sociaux.

 

Pour les entreprises et les salariés français, la remise en cause de ce système serait ainsi la promesse d’un formidable espace de liberté et de compétitivité retrouvé. Des prélèvements bien plus faibles, une autonomie bien plus large pour choisir le niveau de sa protection sociale complémentaire ou encore les règles d’organisation du travail dans l’entreprise. La fin du grand compromis corporatiste de l’après-guerre, qui a certes épargné les géants de l’économie française pouvant en absorber les contraintes et même en tirer un avantage relatif face à leurs concurrents plus faibles, mais qui a sérieusement abîmé la compétitivité du reste du tissu économique. Et la possibilité d’aller enfin vers une logique de solidarité financée davantage par l’impôt et moins par la taxation du travail, renvoyant comme ailleurs le reste au marché. C’est une opportunité historique que doivent saisir tous ceux en responsabilité de faire éclore un nouveau système social français dans les prochains mois.



11/06/2018
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