1242-Pierre Laborie un historien "trouble mémoire" MONDES SOCIAUX 2 posts

Pierre Laborie, un historien « trouble-mémoire »

 
Frankreich, Milizionär bewacht Widerstandskämpfer

CC Wikimedia Commons Bundesarchiv, Bild

Selon Pierre Laborie, « le rôle de l’historien n’est pas seulement de distinguer la mémoire de l’histoire, de séparer le vrai du faux, mais de faire de cette mémoire un objet d’histoire, de s’interroger sur l’usage du faux comme du vrai et sur le sens que les acteurs veulent ainsi donner au passé et leur passé (…) La proximité de nécessité ou de sympathie, aussi forte soit-elle, ne peut en aucune façon servir à confondre les terrains et à escamoter les distances. Il ne s’agit pas de légitimer ce qui est maintenant, mais de pouvoir témoigner de ce qui a été, et de la façon dont cela était. Conservateur de mémoire, l’historien se trouve chargé de préserver ce qu’il doit par ailleurs décaper et démythifier. Il est et doit être, tout à la fois, un sauve-mémoire et un trouble-mémoire…«  (Pierre Laborie, « Historiens sous haute surveillance », 1994,  Esprit, n° 198, 48)

Nécessairement concis dans le cadre de cette notice, ce texte de présentation du parcours de Pierre Laborie est éclairé et prolongé par des extraits d’un entretien réalisé dans la salle Jean Zay du Lycée Saint-Sernin de Toulouse le 10 juin 2013. Après une mise en perspective de sa carrière, il se déroule comme une biobibliographie sélective.

 

De « l’université de masse » à l’EHESS, un parcours de carrière (a)typique

CC Mondes Sociaux

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Né en 1936, d’abord Professeur de lycée (La Fère, Cahors) puis d’École Normale (Cahors), Pierre Laborie suit pendant vingt ans, de la fin des années 1970 à celle des années 1990, un parcours de carrière à l’Université de Toulouse 2 – Le Mirail qu’il qualifie lui-même de « normal » – du poste d’assistant à celui de Professeur des Universités – au sein d’une « université de masse » dans le contexte de la démocratisation des études supérieures du dernier tiers du vingtième siècle. À ce titre, il connaît et accompagne le changement de lieu et d’échelle de la faculté d’histoire de Toulouse : étudiant, et leader syndical à l’UNEF, dans la vieille fac de la rue Lautmann en plein quartier latin toulousain durant les années 1960, il devient enseignant-chercheur dans la toute nouvelle UFR du Mirail au cours des années 1970.

Après ses premières études sur la Révolution française sous la direction de Jacques Godechot, celui-ci l’encourage à s’orienter vers les champs et les approches nouvelles que sont alors le XXème siècle et la linguistique. C’est par l’Inspecteur Général Louis François, ami d’Henri Michel, que Pierre Laborie entre au Comité d’histoire de la deuxième guerre mondiale, dirigé par Henri Michell (l’actuel Institut d’Histoire du Temps Présent, IHTP, en a pris la « succession »), devient son correspondant pour le Lot, accède à des archives légalement interdites, ce qui oriente ses recherches vers la France des années d’occupation. À la suite de son premier travail d’ensemble sur l’opinion publique dans le Lot entre 1939 et 1944 (thèse, 1978), sa pratique d’historien l’installe comme un spécialiste reconnu non seulement de la période de l’occupation, de la Résistance et de Vichy, mais aussi des problèmes épistémologiques de l’écriture de l’histoire, de la définition de l’événement et de la construction du rapport de la société française à son passé. Cette double reconnaissance, renforcée par sa thèse d’État en 1988 et la coordination de nombreux colloques marquants, se traduit en 1998 par la fin de son parcours universitaire toulousain « normal » lorsqu’il est nommé Directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris.

  Pierre Laborie – Un parcours de carrière (a… par mondes-sociaux

Au risque du raccourci impressionniste le portrait de Pierre Laborie en historien se fera ici par touches en suivant le fil chronologique d’ouvrages choisis comme étapes représentatives d’une biobibliographie marquée par la cohérence d’un champ (l’histoire des Français dans les pliures du XXème siècle) et d’une approche méthodologique (l’histoire de l’imaginaire politique de la société française et son écriture). Une cohérence singulière.

1980. Résistants, Vichyssois et autres 

CC Wikimedia Commons

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Dès la publication de sa thèse de 3ème cycle en effet, Pierre Laborie porte une attention soutenue aux phénomènes d’opinion et à l’écriture de l’histoire des phénomènes sociaux complexes qui ne se démentiront pas. Dans les années 1970, ouvert(es) aux influences, il suit des cours de linguistique, renforce et lie des amitiés enrichissantes avec des médiévistes (Pierre Bonnassie), des philosophes (JM Berthelot), qui, comme il le souligne lui-même, influencent grandement sa manière d’appréhender la recherche historique et de faire de l’histoire.

Pour son premier livre, à rebours des majuscules du titre, il prend le parti de centrer son étude, non pas seulement sur les RESISTANTS ou les VICHYSSOIS, mais aussi sur les autres. Démontant les idées reçues, il démontre que l’opinion publique est rarement une et qu’elle ne peut être ramenée aux simplifications alors en vogue, telles que la formule de 40 millions de pétainistes (Henri Amouroux) pour qualifier les Français de l’an 1940. Ce faisant il définit la formation de l’opinion comme « le résultat de ramifications complexes entre les mentalités profondes, les expériences et les orientations idéologiques des groupes sociaux et il faut des circonstances particulières pour que ces divergences s’effacent au profit d’une expression plus large et plus homogène ». Ainsi la défaite est-elle un véritable traumatisme pour la population et joue-t-elle le rôle de catalyseur des représentations de l’imaginaire social.

  Pierre Laborie-épisode 2-RÉSISTANTS, VICHYSSOIS… par mondes-sociaux

1990. L’opinion française sous Vichy

35860_4261928On le voit, Pierre Laborie rejette d’emblée les catégorisations habituelles et préfèrera par la suite parler de « non-consentement » ou d’ « opposition passive » pour indiquer des gradations de comportements face à l’occupant et à Vichy. Il refuse par ailleurs de concevoir Vichy comme étant un « accident malheureux de notre histoire » et amène le lecteur à repenser les bornes chronologiques de cette période pour mieux comprendre l’évolution de l’opinion ; celle-ci paraît plus compréhensible si on analyse par exemple l’état d’esprit de la population, prise dans une « crise d’identité nationale », à partir du Front Populaire jusqu’à la mise en place de la IVème  République.

C’est ce point de vue chronologique qui est en partie utilisé dans son maître-ouvrage,  issu des dix ans de travaux des années 1980 aboutis dans son mémoire d’HDR en 1988. Devenu un classique pour ceux qui s’intéressent aux années noires, le livre qui en est tiré, L’Opinion française sous Vichy. Les Français et la crise d’identité nationale, 1936-1944, paraît en 1990 et débute justement en 1936. En généralisant son étude à l’ensemble du territoire national, Pierre Laborie souligne à nouveau la complexité de l’état d’esprit des Français, et montre que « la conjonction des crises, la violence des événements et le caractère déconcertant des choix auxquels l’opinion se trouve confrontée entre le Front Populaire et la Libération plongent les Français dans les passions du trouble ». Ce faisant, il insiste sur le non-cloisonnement entre les opinions maréchalistes, vichyssoises, collaboratrices, résistantes etc.. Cela le conduit à proposer d’effectuer le remplacement de la notion d’opinion publique, commode mais socialement trop floue, par celle d’imaginaire social, scientifiquement plus pertinente, habituelle aux anthropologues mais neuve chez les historiens du contemporain (Pierre Laborie,  1988, « De l’opinion publique à l’imaginaire social », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°18, 101-117.)).

  ITW Pierre Laborie-épisode 3- Sauve-mémoire et… par mondes-sociaux

2001. 2006. Les Français des années troubles. Les mots de 39-45

arton473-e4091Publiés en 2006, Les mots de 1945 offrent à Pierre Laborie un type d’écriture lexicale de l’histoire qui lui permet de déployer par l’exemple son attention aux concepts ainsi que sa définition de l’évènement. Ainsi pour la seule lettre A on trouve, à côté des termes « ambivalences », « anachronismes » et « attentismes »  trois remarquables pages sur « Auschwitz ». Car tout au long de ses écrits, particulièrement dans ses nombreux articles des années 1990 rassemblés dans l’indispensable, Les Français des années troubles : de la guerre d’Espagne à la Libération, Pierre Laborie s’est intéressé à la façon dont les gens  se saisissent des notions ou des événements.

À cette fin, il recourt aux représentations considérées comme des phénomènes mentaux. Elles doivent permettre de mieux comprendre les modes de pensées des contemporains de l’événement, d’accéder à leurs codes culturels. Pierre Laborie insiste donc sur le fait que nous, hommes et femmes vivant au XXIème siècle et conscients de ce qu’a été la Seconde Guerre mondiale, ne pouvons juger les opinions, les comportements ou les (non)-actes des contemporains de ce conflit sans savoir que nous venons après, avec nos grilles de lecture du passé. A contrario, l’historien doit s’attacher à comprendre le passé dans son temps sans le lire avec nos propres codes culturels, du moins sans être dupe de ceux ci. Dans cette perspective, l’événement ne saurait être réduit au fait. Il s’agit d’étudier le fait et ses traces. Pour simplifier, il faut prendre en compte « ce qui est arrivé » et « ce qui est arrivé à ce qui est arrivé », car « l’événement c’est ce qui advient à ce qui est advenu » (Pascale Goetschel et Christophe Granger, 2011, Entretien avec Pierre Laborie », Sociétés & Représentations, 167-181).

  Pierre-Laborie-épisode 4- L’évènement Auschwitz par mondes-sociaux

2011 Le chagrin et le venin

Le-chagrin-et-le-venin_ouvrage_popinSon livre le plus récent, Le chagrin et le venin. La France sous l’occupation, mémoire et idées reçues refait jouer les questions posées dans ses autres études, cette fois-ci en partant de l’usage politique du passé. Pierre Laborie y part « des perceptions à travers lesquelles les événements ou les problèmes sont reçus ». La mise en histoire de la mémoire est en effet au cœur d’un ouvrage qui se demande de quel tournant Le chagrin et la pitié de Marcel Ophuls (1970) est le film. À rebours des idées reçues, Laborie montre qu’il n’y avait pas de mémoire héroïque dominante de la Résistance avant 1970, sauf en deux brefs moments, autour de la Libération et du retour de de Gaulle au pouvoir. C’est bien plutôt à notre époque, depuis Le chagrin, que se déploie une mémoire-vulgate unanimiste qui enfouit la réalité de l’évolution des attitudes et comportements des Français sous l’image d’un pays majoritairement peuplé d’attentistes, de lâches. Il confirme par là que c’est bien « l’obsession de la mémoire » (H. Rousso) qui définit notre temps et il ajoute que cette prétendue démystification (il n’y a pas de mythe dominant « résistancialiste » avant 1970 sauf pour les thuriféraires d’une certaine droite absolvant les collaborateurs) est une dénaturation de la Résistance et de ce qu’étaient les comportements des Français sous Vichy.

Pour le démontrer, Le chagrin et le venin est aussi une histoire de la Résistance et de l’opinion où est analysé de façon très fine, ce que fut la singulière réalité sociale de la Résistance, bien plus large que le comptage des résistants ne peut la décrire. Il y relève que les attentes des Français « ne font pas que dissimuler des accommodements médiocres » et insiste sur « la réalité d’une société de non-consentement ».

On retrouve dans cette dernière livraison la mise en pratique par Pierre Laborie de sa définition de l’historien du très contemporain, comme un « sauve-mémoire » – la Résistance a existé comme phénomène social large – et un « trouble-mémoire » – la France ne fut pas unanimement et successivement résistancialiste puis responsable des crimes de Vichy.

  ITW Pierre-Laborie-épisode 5- La Résistance par mondes-sociaux

Parcours chrono-bibliographique incitatif

  • Goetschel P. Granger C., 2011, « L’événement, c’est ce qui advient à ce qui est advenu… » Entretien avec Pierre Laborie », Sociétés & Représentations, n°32, décembre, 167-181. [Cet entretien est la meilleure et la plus récente approche du travail de Pierre Laborie…par lui-même. À lire en tout premier]
  • Laborie, P., 1980, Résistants vichyssois et autres : l’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944, Paris : Éditions du CNRS. [Le jalon initial et la matrice, fruit du travail de thèse des années 1970, déjà porteur des centres d’intérêt et des (in)tensions méthodologiques. À (re)connaître]
  • Laborie, P. 1990, L’opinion française sous Vichy : les Français et la crise d’identité nationale, Paris : Le Seuil. [L’ouvrage de la maturité, somme des travaux des années 1980 : le livre (qui installe Pierre Laborie comme historien) de référence. À posséder]
  • Laborie, P., 1990, Les Français des années troubles : de la guerre d’Espagne à la Libération, Paris : Le Seuil. [Tout le travail de recherche d’années 1990 extrêmement riches en coordination de colloques majeurs, rassemblé dans ce recueil d’articles, genre d’écriture de l’histoire où Pierre Laborie excelle. À étudier en détail]
  • Laborie P., 2006, Les mots de 39-45, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail. [Troisième genre d’écriture de l’histoire abordé dans cette sélection, la notice de dictionnaire permet à Pierre Laborie de questionner avec précision notions et évènements par l’approche lexicale. À lire mot à mot]
  • Laborie, P., 2011, Le chagrin et le venin : la France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Montrouge : Bayard. [À partir d’un retour sur images, l’autre passion de Pierre Laborie, cette étude de la façon dont l’usage du passé, le jeu des mémoires (re)construisent la définition de la Résistance, de Vichy et des…« autres » vient boucler temporairement la boucle entamée en 1978 . À méditer]


13/09/2016
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