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Non, l’article 2 de la loi Travail n’est pas un retour au Moyen Âge

Manifestation contre la loi Travail I PHILIPPE LOPEZ / AFP

Manifestation contre la loi Travail I PHILIPPE LOPEZ / AFP

 

L’opposition au projet de loi se concentre aujourd’hui sur l’article 2, accusé de privilégier la négociation au sein de l’entreprise au détriment de la loi. Mais est-il exact que ce texte organise la régression sociale?

Les partisans du retrait de la loi El Khomri ne font pas dans la nuance. Ainsi, pour Jacqueline Fraysse, députée Front de gauche, «ce n’est pas d’une modernisation dont il s’agit, mais d’un retour au XIXe siècle, pour ne pas dire au Moyen Âge». Selon Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, chaque employeur pourra comme il le voudra «faire sa loi» dans l’entreprise, ce qui conduira à avoir «un code du travail dans chaque entreprise». Sous-entendu, un Code du travail dans chaque entreprise, c’est la fin du Code du travail et le démantèlement de la protection juridique dont bénéficient les salariés.

Face à cette contestation, le Président de la République et le Premier ministre ont choisi la fermeté: ils refusent de retirer cet article et même de chercher un compromis (mais cela durera-t-il ?), comme par exemple de permettre aux branches professionnelles de donner leur avis a priori sur les accords d’entreprise. Pourquoi le pouvoir a-t-il choisi de ne rien céder? D’ailleurs, peut-il le faire sans se condamner à devoir renoncer à toute réforme du Code du travail? Les risques de cette «inversion des normes» est-il aussi grand pour les salariés que le prétendent ses détracteurs et quelle est en fait la véritable raison de l’opposition de principe à la réforme?

Pourquoi cette réforme?

La réponse à ces questions se trouve dans le texte lui-même et dans les travaux qui ont précédé sa rédaction. Le patronat, on le sait, dénonce depuis longtemps la complexité et la lourdeur du Code du travail. Les déclarations répétées de ses dirigeants sur le sujet ne sont pas nouvelles et n’auraient pas incité le gouvernement à envisager cette réforme s’il n’y avait pas été poussé par les travaux de nombreux spécialistes du marché du travail. Selon ces derniers, le chômage de masse n’est pas une fatalité. Le drame de la France est qu’elle n’arrive pas à le réduire de façon significative même dans les périodes d’activité économique soutenue, à la différence d’autres pays industriels, ce qui semble indiquer l’existence d’un véritable problème structurel. On ne pourra donc pas dire qu’on a tout essayé contre le chômage dans ce pays tant qu’on n’aura pas tenté d’agir par ce biais.

 

Ainsi que l’écrivent l’économiste Gilbert Cette et le juriste Jacques Barthélémy dans le rapport Réformer le droit du travail réalisé en 2015 pour le think tank Terra Nova, «l’incapacité du droit social actuel en France à bien concilier l’efficacité économique et sa fonction protectrice tient à la prolifération et à la complexité des règles d’essence légale et de ce fait uniformes (lois décrets, circulaires) qui empêchent la réalisation de compromis locaux mieux à même de favoriser cette conciliation au niveau tant des branches que des entreprises».

L’objectif d’une réforme du Code du travail peut être de l’alléger et de le simplifier, mais ce n’est pas l’objectif principal: de toute façon, dans une société complexe, le droit est forcément complexe. Là où les textes sont beaucoup plus minces qu’en France, la jurisprudence prend le relais et la situation n’est au total guère plus simple.

Donner plus de place au dialogue social «de terrain»

Une réforme vraiment utile ne peut se faire qu’en donnant un espace plus important à la négociation collective au plus près des problèmes, dans la branche ou l’entreprise. Cette approche nouvelle conduit–elle obligatoirement à un affaiblissement de la fondation protectrice du droit social? Non, répondent Gilbert Cette et Jacques Barthélémy. Ceux qui font ce reproche veulent «ignorer que la négociation entre partenaires sociaux est plus équilibrée –et en conséquence source de protection pour les travailleurs– que des règles uniformes élaborées par des personnes qui pensent en savoir plus sur les modalités d’une réelle protection des travailleurs que les représentants des travailleurs eux-mêmes, protégés et légitimés par des règles de représentativité.»

Le “logiciel” de leurs dirigeants et de chacun de leurs militants est d’obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail

Cela est si vrai que la négociation collective est très intense en France est que même la CGT signe beaucoup d’accords d’entreprise. Mais cette production de normes était traditionnellement soumise à une hiérarchie: d’abord la loi et le règlement, puis les conventions collectives nationales, de branche et d’entreprise. En principe, une norme ne pouvait déroger à des dispositions prises au niveau supérieur et, si elle y dérogeait, elle devait impérativement être plus favorable (en application du principe dit de faveur).

Peut-on envisager de procéder autrement? En avril 2015, Manuel Valls a demandé à Jean-Denis Combrexelle, président de la section sociale du Conseil d’État, de lui faire des propositions pour «donner plus de place au dialogue social de terrain», en partant du constat que, déjà, «l’articulation entre les différents niveaux de négociation s’est diversifiée, avec l’élargissement des possibilités d’accords dérogatoires ouverts dès 1982 et avec la diversification des modes de négociation et de conclusion des accords collectifs».

L’inversion des normes existe déjà

De fait, observe Jean-Denis Combrexelle dans son rapport remis en septembre 2015, les lois Aubry de 1998 et 2000 élargissent les possibilités d’accords dérogatoires sur le temps de travail, sans que ces accords créent des règles forcément défavorables aux salariés. Avec la loi Fillon de 2004, une nouvelle étape est franchie: l’accord d’entreprise peut déroger à l’accord de niveau supérieur, l’accord de branche, «y compris en dehors du principe de faveur», du moins sur certains points. Et la loi Bertrand de 2008, en matière de durée du travail, confie à l’accord d’entreprise la compétence de principe pour élaborer certaines règles, concernant le contingent d’heures supplémentaires, la répartition et l’aménagement des horaires. Ainsi, souligne Jean-Denis Combrexelle, «la convention de branche ne s’applique qu’à défaut d’un tel accord d’entreprise et le Code du travail qu’en l’absence d’un accord collectif». Ainsi l’inversion des normes au profit de l’accord d’entreprise, que dénoncent les opposants à la loi El Khomri, existe déjà.

Si l’on veut rendre le Code du travail plus lisible, il ne faut pas se contenter de le réécrire, a donc suggéré Jean-Denis Combrexelle, il faut lui donner une nouvelle architecture pour donner plus de place aux accords collectifs, à la responsabilité des acteurs économiques et sociaux. Sur chaque point, il faut rappeler les principes fondamentaux du droit du travail:ces principes et normes présentent un caractère impératif car ils relèvent de l’ordre public.

Ensuite, il faut préciser les champs ouverts à la négociation, avec un minimum d’encadrement. Enfin, il faut prévoir des dispositions dites «supplétives», qui s’appliqueraient en l’absence d’accord collectif. Une telle réforme suppose un gros travail, technique, mais aussi des arbitrages politiques et une concertation avec les partenaires sociaux.

Pas question de rétropédaler

C’est pourquoi il était prévu de mener la réforme en plusieurs étapes dans un délai de quatre ans. La première étape prévue pour 2016 concernait le temps de travail, les conditions de travail, l’emploi et les salaires. Celle-ci s’imposait logiquement, puisque c’était sur ces sujets que les négociations collectives étaient déjà les plus actives et que l’inversion des normes avait déjà commencé.

C’est donc sur ces bases qu’a été conçu le projet de loi El Khomri, avec toutefois l’introduction de quelques dispositions qui n’avaient pas été discutées auparavant et qui ont réussi à fâcher même les organisations syndicales les plus favorables à la réforme. Le gouvernement ayant rétropédalé sur ces points, la polémique se focalise maintenant sur l’article 2. Mais il est évident que, là, il ne peut être question de rétropédalage: en reculant sur cet article, le gouvernement ne mettrait pas seulement en cause la loi El Khomri, mais toutes les lois qui devraient suivre dans les prochaines années. Cela reviendrait à abandonner toute idée de réforme du Code du travail. Or, cette réforme est nécessaire et elle n’est pas nécessairement synonyme de régression sociale. De fait, la rédaction actuelle du texte ne fait pour l’essentiel que reprendre des normes déjà consacrées par la loi, le règlement ou la jurisprudence. Le retour au Moyen Âge est une pure fiction.

Une vraie rupture

Mais, alors, pourquoi l’opposition à ce texte est-elle si violente? Au-delà des considérations tactiques propres à chaque formation politique ou à chaque organisation syndicale, il est vrai que ce texte marque une réelle rupture sur deux points importants.

En traitant le droit du travail comme un outil au service de la performance économique, vous inversez le sens du droit et du Code du travail

Jacqueline Fraysse

Denis Combrexelle analyse très bien le premier dans son rapport. Les syndicats, rappelle-t-il,  «ont été constitués dans des périodes de croissance. Leur raison d’être, le “logiciel” de leurs dirigeants et de chacun de leurs militants, qui passent parfois des heures, des nuits et des week-ends à négocier, est d’obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail». 

Ils n’ont pas été constitués pour «négocier dans une société où il existe plus de 3,5 millions de personnes en situation de chômage». Ils doivent donc accomplir une véritable révolution culturelle, car la négociation aujourd’hui «n’est plus systématiquement une négociation de distribution, mais une négociation d’accompagnement de la crise et de gestion des conséquences sociales des mutations économiques».

Changement de philosophie

Deuxième point: ce changement de contexte ne trouble pas seulement le monde syndical, il perturbe aussi le monde politique, qui a beaucoup de mal également à accomplir sa révolution culturelle. Avant même de découvrir le contenu du projet de loi El Khomri, beaucoup de députés de gauche ont été choqués par le nom du texte: «Projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs». Il s’agit dans le même temps de protéger les salariés et de permettre aux entreprises de s’adapter  aux conditions actuelles de la concurrence et d’être plus flexibles. Les deux objectifs ne sont-ils pas contradictoires? 

Pour certains députés, c’est une évidence, ils le sont. Et Jacqueline Fraysse a très bien exprimé le trouble de cette partie de la gauche devant l’Assemblée nationale:

«Ce projet de loi marque une rupture historique avec la vocation première du droit du travail: protéger les travailleurs placés en état de subordination, juridique et économique, vis-à-vis de leurs employeurs (…). En traitant le droit du travail comme un outil au service de la performance économique, en proposant que les travailleurs s’adaptent aux besoins du marché de l’emploi, vous inversez le sens du droit et du Code du travail. Il s’agit d’un changement sans précédent de philosophie.»

Sur ce point, la députée a parfaitement raison: il s’agit bien d’un tournant très important.  Mais ce n’est pas pour autant un retour vers le Moyen Âge. Et si le projet de loi parle d’actifs et non de salariés, c’est bien parce qu’il a un objectif plus large que de défendre ces derniers. Il comporte par exemple plusieurs chapitres consacrés aux travailleurs indépendants «utilisant une plate-forme de mise en relation par voie électronique», ce qui ne constitue pas vraiment un retour vers le passé. Que le monde actuel ne soit pas celui que l’on aurait pu souhaiter, que le sens de l’histoire ne soit pas un progrès social continu et linéaire, c’est certainement décevant. Mais être de gauche, cela signifie-t-il qu’il faut refuser de voir la réalité en face et de se colleter avec elle?



16/06/2016
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