La sombre prophétie des sondages nous dit, de jour en jour, que les Français n'iront pas voter pour ces élections européennes qui ne les intéressent pas, et qu'à choisir un bulletin, ce serait, fut-ce d'une courte tête, celui du Front national de préférence à tous les autres. Bref, l'alternative apparaît désespérante : le renoncement ou l'extrémisme, l'indifférence ou le suicide. Un mauvais rêve.
La France – et l'inimaginable perspective d'une Le Pen victorieuse – n'est pas seule en cause. Aux Pays-Bas et en Grèce, des partis proprement fascisants s'apprêtent aussi à pavoiser. En Italie, c'est un illusionniste qui agrège les mécontents de tous poils. En Grande-Bretagne, le discours s'en prend à l'étranger – donc à l'Européen. De partout, profitant du désintérêt des peuples et de la tiédeur de la plupart des partis politiques, montent des slogans ravageurs, des incantations nationalistes, comme si notre vieux continent s'était donné rendez-vous dimanche prochain pour saccager sa fragile unité.
Ces élections pourraient de la sorte expédier au Parlement européen des dizaines de députés qui détestent par avance l'assemblée où ils vont siéger, affirmant haut et fort qu'ils feront tout pour en saper les débats ! Ils ne prennent même pas garde de se cacher : appliquant la vieille ficelle de l'«entrisme», ils veulent pénétrer dans le fruit pour le ronger de l'intérieur. Derrière leurs arguments douteux, leurs doigts pointés vers les élites, vers les «techno-Bruxellois» et leurs «complices» qui seraient les uniques responsables du malheur des peuples, ces gens-là sont avant tout des «serials pervers».
Ce qui les intéresse, ce n'est ni l'Europe – dont ils haïssent le principe de solidarité entre États –, ni leur propre pays – dont ils se servent pour que vibre un trémolo faussement patriotique. Ce qui les intéresse bien davantage, c'est leur score, leurs «petits» 10 ou 20 % qui constitueraient le mauvais visage de l'Europe, ce socle d'électeurs sur lequel ils échafaudent déjà leur avenir. La démocratie serait ainsi prise à son piège, un vrai colis infernal prêt à sauter à la figure.
Il n'est plus temps de répertorier les causes de cette montée générale de l'extrême-droite. Nous savons combien les crises économiques sont dévastatrices, et comment les prophètes de malheur se nourrissent du désarroi populaire.
Désormais, l'espoir d'un éventuel sursaut des Européens serait de réveiller les indifférents, tous ceux qui, par leur abstention, favoriseraient directement la vague nationaliste. Peut-on imaginer pareil sursaut ? Quelle voix suffisamment forte est capable de se faire encore entendre ? Aurait-on perdu le goût des autres ? Faudrait-il se résoudre à deux attitudes suicidaires : se recroqueviller derrière nos frontières ou se planquer au fond du lit ?