1130- Revue de presse de la rentrée 55 posts

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Plantu
Photo de Michelle Deruelle.



Etonnant et qui va faire réagir.Tant pis.Publié sur Rue89

En 1981, la sociologue Dominique Schnapper publiait une enquête sur « L'Epreuve du chômage ». Seize ans plus tard, elle prenait position « Contre la fin du travail ». Ces deux livres ont nourri la réflexion sur la manière dont nous percevons le travail, le chômage et les chômeurs.

Depuis, le chômage a continué à croître (la France compte 3,4 millions de chômeurs selon Pôle emploi), tout comme le travail précaire. Alors que le gouvernement de Manuel Valls affiche sa volonté de renforcer le contrôle des chômeurs, on a eu envie d'inviter Dominique Schnapper à actualiser sa pensée. Ça ne va pas plaire à tout le monde.

Rue89. François Rebsamen, le ministre du Travail, a indiqué cette semaine que le gouvernement avait l'intention de renforcer le contrôle des chômeurs. Cette annonce a provoqué des réactions très vives. Qu'avez-vous pensé de cet épisode ?

Dominique Schnapper. Sentimentalement, c'est désagréable : le gouvernement n'arrive pas à lutter contre le chômage, alors il renforce le contrôle des chômeurs. Mais l'idée de contrôler que les chômeurs touchent ce à quoi ils ont droit et pas ce à quoi ils n'ont pas droit n'a en soi rien de scandaleux.


Dominique Schnapper, en 2011 

S'il existe des abus, c'est aux dépens des gens honnêtes. C'est une idée simple, mais qui semble disparue de la réflexion commune.

Certes, le problème essentiel est d'avoir moins de chômeurs. Mais nous avons un système de compensation plus généreux que dans beaucoup d'autres pays ; étant généreux, il doit être contrôlé. L'Etat providence consiste à redistribuer de l'argent public. Son utilisation doit être contrôlée selon les règles de l'Etat de droit. Ce n'est ni de droite ni de gauche de le rappeler.

N'empêche qu'on avait plutôt l'habitude d'entendre de tels propos à droite. Que signifie ce glissement ?

En général c'était la droite qui le disait, surtout quand elle était au pouvoir. La gauche est maintenant au pouvoir : elle le dit. C'est raisonnable, tous les abus doivent être poursuivis, cela ne signifie pas que les abus soient diffusés dans toute la population.

Ce qui est plus surprenant, c'est le scandale que cette formule a suscité. C'est curieux : quand la gauche dit des vérités, cela fait scandale. Quand Lionel Jospin a dit « l'Etat ne peut pas tout », cela a fait scandale. C'était pourtant la vérité.

Quand Michel Rocard a dit « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, raison de plus pour qu'elle traite décemment la part qu'elle ne peut pas ne pas prendre », ce parler vrai a fait scandale. Sans doute parce que cela heurte certaines mythologies d'une certaine gauche.

Est-ce que la distinction entre le bon chômeur et le chômeur malhonnête en puissance a toujours eu cours ?

Toujours. Dès qu'il y a des transferts – charité autrefois, droits sociaux aujourd'hui –, il y a e l'idée qu'il y a ceux qui méritent la charité (autrefois on disait que c'était les veuves, les orphelins, les vieux...) et ceux qui en profitent.

C'était déjà le cas au Moyen Age : dans « La Potence et la pitié », Geremek montre qu'on parlait déjà des bons mendiants ou des bons pauvres qu'on distinguait des « mauvais » mendiants, les paresseux et les ivrognes, qui ne méritaient pas la charité des nantis. L'idée qu'il faut « mériter » l'aide est une vieille antienne.

Proclamer sa volonté de renforcer le contrôle des chômeurs, c'est insister sur le fait qu'il y a de « mauvais chômeurs », des fraudeurs. A qui Rebsamen donne-t-il des gages avec une telle déclaration ?

Je ne crois pas qu'il pointe une catégorie en particulier. On ne peut quand même pratiquer de larges transferts sociaux, c'est-à-dire d'argent public, sans contrôle. Il faut choisir. Si l'on ne fait plus de transferts, on se retrouve dans la situation d'avant l'Etat providence où, au nom de la liberté, on ne faisait rien pour les pauvres et les marginaux.

La social-démocratie implique nécessairement beaucoup de contrôles. La France ne supporterait pas les contrôles administratifs des démocraties du Nord que nous admirons à juste titre... En Norvège et en Suède, on contrôle tout ce que vous faites de très près. A partir du moment où il y a transferts de fonds publics, vous n'échappez pas aux contrôles.

En France, les chômeurs ne sont pas organisés en corps constitué, même s'il y a eu des tentatives...

Oui, et ça n'a jamais marché. Les chômeurs sont une population très hétérogène, qui se définit par une identité négative. Les mouvements du syndicat des chômeurs ou des sans-papiers n'ont été que peu influents et souvent éphémères. Un mouvement social repose sur une identité positive et sur le partage d'un projet commun. Or la majorité des chômeurs veut échapper à ce statut dévalorisé et se sent peu de solidarité avec les autres.

Sur l'identité négative, est-ce qu'il n'y a pas quelque chose qui est en train d'évoluer ? A partir du moment où plus personne ne croit à la possibilité d'un retour au plein emploi, est-ce que le regard sur le chômage et les chômeurs n'est pas amené à changer ?

Oui, c'est possible. De même que les enfants de divorcés étaient autrefois pénalisés ; maintenant, c'est une situation normale. Mais cela dépend aussi des milieux sociaux. J'ai lu une thèse sur les anciens ouvriers de Moulinex au chômage : la honte et le désespoir étaient du même ordre que dans les années 80.

L'expérience de la liberté serait donc réservée à ceux qui savent qu'ils ont de grandes chances de retrouver du travail un jour ?

Certains chômeurs disposent des moyens financiers et culturels qui leur permettent d'avoir une attitude relativement positive à l'égard du chômage, ils le vivent comme un moyen de rebondir, de se former... Il y a là-dedans une part d'auto-persuasion, mais c'est de la persuasion, elle produit un récit qui donne sens à cette expérience et à cette épreuve.

Ainsi, au début du chômage de masse, à la fin des années 70, les post-soixante-huitards retournaient le sens du chômage et le vivaient comme un moment de liberté, une possibilité d'échapper au métro-boulot-dodo, un moment de création, de retour à soi ou aux chèvres, une quête d'authenticité... Ils le vivaient de manière positive.

L'expérience la plus douloureuse, c'est celle des membres des classes populaires, entre 50 et 55 ans, qui ont été liés à des entreprises qui ont fermé, dont la compétence était liée à cette entreprise, qui n'ont pas les moyens intellectuels suffisants pour pouvoir la recycler dans une autre entreprise.

Et puis il y a les jeunes, qui n'ont plus du tout le discours soixante-huitard qui, malgré tout, aidait à supporter l'épreuve. Ils la vivent négativement.

Dans les jeunes générations, on entend pourtant ici et là un discours quelque peu déculpabilisé. Des réflexions comme « c'est un droit, une assurance, j'ai cotisé, c'est du salaire différé que me verse Pôle emploi, je ne vole pas l'argent des autres »...

C'est vrai que les indemnités de chômage sont des salaires différés. Objectivement, ils ont raison. Mais je crois qu'ils prennent cet argument pour justifier leur droit à des indemnités, pour se convaincre qu'ils ne sont pas de « mauvais chômeurs ».

Pourquoi est-ce que notre regard collectif n'est pas celui-là ?

Parce que l'emploi est lié au sentiment de la responsabilité, de l'activité qui fait partie de nos valeurs communes. Nous sommes dans des sociétés productivistes, organisées autour de la production des biens et des services ; ceux qui n'y participent pas, sans que cela soit justifié par l'âge ou la santé, se sentent marginalisés.

De plus en plus de gens monnayent des pans de leur vie (ils louent leur appartement pour quelques nuits, leur voiture, etc.) C'est une nouvelle forme de revenu. Est-ce une nouvelle forme de travail ?

Oui, cela prend du temps, il faut s'en occuper. Ce n'est pas un emploi au sens classique des Trente Glorieuses, mais c'est une forme d'activité.

Avez-vous entendu parler des « slasheurs » ?

Lesquels ? Il y a tellement de nouveautés...

C'est le terme que les magazines utilisent pour désigner les gens qui ont plusieurs activités : vous pouvez par exemple êtes « comédienne slash serveuse ». Que vous inspire le fait qu'on ait jugé nécessaire de forger un terme pour désigner la multiactivité ?

C'est vrai que cela a toujours existé pour certains métiers : les écrivains qui étaient profs en attendant de vivre de leur plume.... Mais puisqu'il est plus rare d'entrer dans une entreprise à 25 ans pour en ressortir à 65 ans après y avoir fait toute sa carrière, se « débrouiller » devient souvent une nécessité.

Le livre « Les Intellos précaires » d'Anne Rambach avait décrit cette situation chez les intellos... Mais, en dehors des intellectuels, il y a aussi des gens qui, effectivement, louent une chambre, vont garder des bébés... C'est ce que le statut d'autoentrepreneur a voulu consacrer. Mais là-dessus l'administration s'est précipitée et impose désormais une quantité de formalités. Tous ces papiers...

Le statut des intermittents du spectacle est en voie de réduction. Or, de plus en plus de gens ont un rapport intermittent à l'emploi. La logique ne serait-elle pas de généraliser à tous ce type de statut ?

Je veux bien que tout le monde ait le statut d'intermittent, mais on n'a pas l'argent nécessaire. Le statut d'intermittent du spectacle a comme caractéristique d'être beaucoup plus favorable que celui du régime général. Il donne à cette catégorie un privilège dont on n'est pas sûr qu'il soit entièrement justifié. La cotisation est inférieure à la prestation.

Le statut des mineurs a longtemps été dans ce cas. Mais ils avaient eu un métier particulièrement éprouvant, les mines fermaient, il était normal qu'ils bénéficient de la solidarité nationale. Le spectacle vivant est-il dans la même situation ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que cela devrait être le fruit d'un débat démocratique.

Le régime des intermittents est lourdement déficitaire, c'est le régime général qui paye pour lui (ou la solidarité nationale ; en d'autres termes), ce qui veut dire que l'ouvrier spécialisé paye pour monsieur Depardieu. Au nom de quoi ?

Est-ce vraiment aussi simple ?

Non, bien sûr, je caricature grossièrement, mais c'est tout de même le problème. On a la trouille d'y toucher, parce que la culture joue un rôle particulier dans notre récit national et qu'il y a beaucoup d'intérêts acquis.

Selon une étude comparée européenne, « Les Français se distinguent par des attentes de réalisation dans le travail plus intenses que celles de leurs voisins européens. » Pourquoi ?

Une collègue néerlandaise m'a dit un jour : « Vous savez, l'humiliation, c'est un truc très français, parce que vous avez un fort sentiment de l'honneur... Nous, aux Pays-Bas, on n'a pas ça du tout. »

Il est vrai que nous sommes un pays de gens qui ont le sens de l'honneur (si l'on est gentil) ou de vaniteux (si l'on est méchant). Aussi l'image de soi est plus atteinte par le chômage que dans les démocraties du Nord où, après tout, il est normal de faire faillite et d'avoir une seconde chance.

En France, le chômage a l'air de consacrer un échec, qui ne serait pas quelque chose de normal. Nous sommes un pays de la première chance. Quand on pense que les destins sociaux continuent à se jouer sur des résultats de concours à un demi-point près à l'âge de 20 ans... C'est redoutable.

En France, en 2014, le pouvoir propose comme principal chemin de progrès « l'inversion de la courbe du chômage ». Qu'est-ce que vous vous dites quand vous y pensez ?

Du poids des mots dans la démocratie. De la démagogie en démocratie. Inverser la courbe, ça veut dire augmenter un peu moins. Il y a une époque où on voulait baisser le nombre de chômeurs.

Ce ne serait pas plus simple d'admettre carrément qu'il n'y a plus de travail pour tout le monde ?

Mais ce n'est pas vrai. Le travail n'est pas une chose donnée une fois pour toutes qu'on offre, le travail se crée par le travail. Si l'on a des idées et qu'on lance une industrie ou un service nouveau, on crée du travail. De même que le travail ne se partage pas comme une tarte, quoi qu'en disent les tenants d'une nouvelle réduction du temps de travail.

Quand j'étais étudiante – je ne préciserai pas l'année parce que cela vous ferait peur – Alfred Sauvy avait démontré lumineusement que le partage du temps de travail était le moyen d'empêcher une économie de se développer. Seule la France l'a fait, avec le résultat que vous voyez.

Si vos livres sur le chômage et le travail ressortaient aujourd'hui, quelles modifications faudrait-il y apporter ?

Il y aurait nombre de nuances à apporter. Il est sans doute vrai qu'avec les jeunes générations, on accepte beaucoup plus des formes non régulières de travail – parce qu'on est forcé de le faire.

Le sentiment d'atteinte à la dignité est sans doute moins fort qu'au début du chômage de masse – c'était une telle surprise... Pompidou disait que la France ne supporterait jamais 500 000 chômeurs !

Mais fondamentalement, l'aspiration de la majorité des gens reste un travail régulier qui assure l'insertion sociale et la dignité.




07/09/2014
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