Si la France est le pays aux mille fromages, il en est assurément le roi et il règne sans partage sur les appellations d’origine protégée depuis cent ans. Il n’est pas question de renverser le roquefort, ni de le trancher autrement qu’en biais, au couteau, de la partie la plus fine à la plus épaisse, afin que chaque part contienne autant de bleu que de blanc. La légende veut qu’un berger, abrité dans une grotte, y ait oublié une tomme de brebis et une miche de pain. À son retour, la moisissure du pain aurait transformé le fromage en une pâte persillée : le roquefort. C’est sans doute l’exemple le plus savoureux de sérendipité depuis la célèbre pomme de Newton.
Contrairement à certaines appellations dont la réputation relève parfois davantage du marketing que du terroir, on ne peut le fabriquer qu’à Roquefort-sur-Soulzon, dans le Sud-Aveyron. Les galeries creusées façon gruyère dans un énorme rocher, le Combalou, qui domine le village, sont traversées par des courants d’air naturels, les fleurines, qui maintiennent les caves à température constante, 11 °C. Ce fromage des cavernes, fossile vivant de notre gastronomie, en dit long sur l’histoire culturelle du goût à la française. Le roquefort ne se mange pas seulement, il se raconte aussi ! Pendant des années, il fut ainsi incarné dans la publicité par l’un de ses employés, Maurice Astruc, un maître-affineur rubicond à l’accent rocailleux et à la moustache fournie. Comme la mère Denis vantant la lessive, son visage jovial est entré dans tous les foyers.
Des dynasties au sang bleu lui ont donné ses lettres de noblesse. À peine sept producteurs se partagent le marché : Combes, Les Fromageries occitanes, Vernières, Carles, Gabriel Coulet, Papillon et Société des Caves. Chacun ses goûts : on aime le roquefort plus ou moins gras, plus ou moins crémeux, plus ou moins fort, « hard-roque », et même sans pain, « on the roque’s ».
De gauche ou de droite, jeune ou vieux, le roquefort met tout le monde d’accord. Il demeure traditionnel mais sans conservateur et séduit les défenseurs de la planète. Les élevages de brebis qui fournissent la matière première sont respectueux de l’environnement, pas comme le comté mis à l’index par les écologistes. Car le roquefort, il est un peu vert sur les bords !
Menacé par la guerre commerciale entre la France et les États-Unis, la standardisation des goûts, la tyrannie du Nutri-Score et même la raréfaction des micro-organismes nécessaires à sa production, le roquefort résiste encore et toujours, cent ans après son classement AOP. Malgré les bleus et les bosses, le grand bleu reste le boss.